Youri Lenquette, Photographe Les Echos quotidien : Comment vous est venue la passion pour la photographie ? Youri Lenquette : Ma première passion - et la plus durable - reste la musique... C'est parce que je n'étais pas capable d'en jouer moi-même, du moins pas au niveau de ceux que j'aime écouter, que je me suis orienté vers une activité me permettant d'en être proche, d'y trouver mon utilité. Je pense que la photographie me permet surtout de compenser mes tendances à la nostalgie immédiate... d'avoir l'impression, même si c'est forcément illusoire, de retenir un peu le temps qui passe. Essayer de capturer ce qui est et qui ne sera plus dans 5 minutes. Quelle est la plus belle chose que vous a permis cet art ? Sans doute d'être un peu plus libre que ne peuvent l'être beaucoup de gens. «Fais ce que tu aimes et tu ne travailleras jamais un seul jour de ta vie», dit un proverbe. Je pense que c'est assez vrai. Je considère comme une chance incroyable d'avoir pu vivre de mes passions jusqu'à aujourd'hui. Mon métier n'a pas fait de moi un homme riche, mais j'ai pu voyager dans plus de cinquante pays, rencontrer des tas de gens formidables, vivre de nombreuses d'aventures, participer à des expériences passionnantes... Je crois que s'il y a un sentiment que que je n'ai jamais ressenti à un seul moment de ma vie, que je serais presque curieux de connaître afin de m'en faire une idée, c'est l'ennui. Je ne sais pas ce que c'est que de s'ennuyer. C'est pour moi le plus grand des privilèges. Argentique ou numérique ? Au risque de décevoir les puristes, je pense que c'est un faux débat. Une bonne image reste une bonne image, quel que soit le support sur lequel on la capture. En termes de structure - et d'autant plus aujourd'hui avec des logiciels qui permettent d'imiter parfaitement le rendu argentique, il est difficile de faire la différence. La seule chose que je puisse éventuellement regretter, c'est d'avoir dû passer aux reflex mono-objectifs. Les appareils que j'utilisais autrefois en argentique - Leica pour la légèreté et la discrétion et Hasselblad pour les choses plus posées - n'ont pas vraiment leur équivalent en numérique. Ce dont je parle se situe plus au niveau du toucher, de la sensation que donne l'appareil. C'est quelque chose de très subjectif, de difficile à expliquer... Je pense aussi que depuis le passage au numérique, nous avons tendance tous à trop faire d'images. On a remplacé un peu le travail de sniper par du tir à la mitrailleuse... En revanche, le numérique permet un réel allègement des coûts de production. Il est plus facile et plus rapide de transmettre ses images. Je ne sais pas si maintenant que j'ai pris l'habitude de partir avec quelques cartes mémoire, je serais capable de revenir aux temps où l'on devait emporter en reportage un stock de films sur lesquels il fallait veiller, éviter qu'ils prennent les rayons X au passage des contrôles dans les aéroports, devoir trouver ensuite des passagers qui veuillent bien ramener en Europe les films qu'on avait shootés pour qu'ils soient developpés... Comment vivez-vous votre esprit aventurier et globe-trotter ? A-t-il déterminé des choses dans votre façon d'être ? Comme je l'ai dit, j'ai eu la chance de pouvoir vivre adulte mes rêves d'adolescent. J'ai toujours eu envie et continue d'avoir envie de parcourir le monde, mais c'est aussi une quête sans fin. Curieusement, plus on voyage, plus on a l'impression de n'avoir encore rien vu. De plus, on est tiraillé entre l'envie de connaître de nouveaux endroits et la tentation de retourner voir ceux que l'on a connus et aimés dans le passé. Je crains que même si on me donnait trois vies, je ne parviendrais pas à étancher cette soif. C'est à la fois un incroyable moteur et une source de frustration... Je pense aussi que ce mode de vie impose de sacrifier beaucoup de choses qui comptent pour d'autres. Il faut accepter l'idée que l'on aura pas vraiment de vie de famille, moins de temps à être aux côtés de ses proches... Il y a chez vous un côté musical indéniable pour avoir été le photographe de plusieurs rock stars et artistes. Quelle est la musique qui vous parle le plus ? Enfant, j'écoutais beaucoup de musique classique, mon père en était grand amateur. J'ai ensuite été passionné par le rock n'roll à l'adolescence, qui m'a amené à découvrir ce qui en étaient les racines : la musique noire nord américaine. À partir de 1995, j'ai commencé à m'intéresser à d'autres sonorités, notamment les musiques latines et africaines...J'écoute un peu de tout aujourd'hui, pourvu qu'il y ait de l'émotion, du tranchant, de l'urgence... Vous avez déjà essayé la musique. Parlez-nous de votre expérience... Je joue très mal de la guitare. J'ai appris à en jouer dans ma jeunesse, car nous avions decidé avec un ami de gagner quelques sous en faisant la manche sur la Côte d'Azur. Nous avions un répertoire très rock. Nous étions je crois les seuls à jouer en électrique avec de petits amplis. Cela marchait plutôt pas mal. Nous arrivions à gagner tous les jours de quoi payer nos vacances jusqu'au lendemain. Pensez-vous en refaire ? Je crains que pour cela il faudrait encore me rajouter deux vies ou trois ! Peut-être le ferai-je, si un jour je me pose quelque part et trouve le temps de pratiquer un instrument. Je crains que ce moment n'arrive jamais. Je pense en revanche pousser ma fille à apprendre à jouer d'un instrument dès qu'elle aura l'âge d'en tenir un. Question littéraire : les auteurs qui vous ont le plus marqué ? Là aussi, la liste est longue et couvre un peu tous les aspects de la littérature. Je n'établis pas de classification de styles. Je peux aller de Céline à Stephen King, en passant par la biographie de Keith Richards. Si je devais emporter un seul roman sur une île deserte, ce serait peut être «Cent ans de solitude» de Garcia Marquez. C'est un sommet où se rejoignent une histoire passionnante et un style merveilleux. Sinon, je pense que le livre qui m'a le plus accompagné, celui sur lequel je ne cesse de revenir depuis que je l'ai découvert à l'âge de 16 ou 17 ans, est «Le Prophète» de Khalil Gibran. J'ai toujours l'impression d'y découvrir de nouvelles choses. Ce livre est très court par le nombre de pages, mais il pousse à beaucoup réfléchir... Comptez-vous écrire ? J'ai commencé par là. Au départ j'étais surtout journaliste et j'écrivais dans la presse musicale. J'ai arrêté quand j'ai realisé que l'angoisse de la page blanche devenait de plus en plus douloureuse pour moi. Je ne pensais pas avoir de vrai talent littéraire. Je crois que l'écriture demande de pouvoir se poser, ce que j'ai du mal à faire... Que pouvez-vous nous dire de votre séjour au Maroc ? J'y suis venu déjà trois fois et je ne le dis pas parce que je m'adresse à une journaliste marocaine. J'ai à chaque fois été enchanté. C'est l'un des plus beaux pays qu'il m'ait été donné de voir. Un véritable trésor touristique. Le climat, la variété des paysages, la culture, l'art culinaire, la possibilité d'y trouver côte à côte la modernité et la tradition, tout cela éclairé par une des plus belles lumières qui soit, un élément important pour un photographe. Il faudrait franchement être de mauvaise foi pour ne pas être enthousiaste. Je ne sais pas si c'est dû à ce que j'ai pu y vivre moi-même, mais je trouve le Maroc très romantique, un bel endroit pour y tomber amoureux. Cela dit, je sais que la vision d'un pays quand on y vit et quand on ne fait que le visiter n'est pas la même. Quel artiste parmi ceux que vous avez côtoyés a été le plus marquant ? En termes de retentissement et pas forcément pour de bonnes raisons, c'est sans doute Kurt Cobain, du fait de sa renommée mondiale et du caractère tragique de son histoire. Sinon j'ai été marqué par ma rencontre avec Bob Marley en 1977. Il n'était pas encore le mythe qu'il est devenu ensuite, mais dégageait quelque chose de très fort. Son aura dépassait largement celle d'un musicien ou d'une star. C'etait un leader naturel, presque un prophète... très impressionnant. Iggy Pop, Tom Waits, James Brown, Ibrahim Ferrer, Manu Chao... J'ai rencontré tant d'artistes ces 30 dernières années. Certains sont devenus de véritables amis, j'ai partagé des moments forts avec certains, pu apprécier l'intelligence, l'élégance ou la créativité d'autres... Il est quasiment impossible d'établir une liste et encore moins un classement. J'en ai rencontré quelquefois aussi de franchement déplaisants, mais c'est une minorité et ceux-là, je les ai déjà oubliés...