Les Echos quotidien : Que représente pour vous le théâtre ? D'où vous vient cette passion ? Aïcha Ayoub : Le théâtre est un univers qui m'a toujours fasciné et malgré ma timidité, la scène était le seul endroit où tout disparaissait, où je me sentais bien et surtout libre. J'ai eu la chance de commencer à faire du théâtre avec des professeurs et des metteurs en scène qui m'ont transmis leur passion et surtout leur intégrité et leur honnêteté intellectuelle. Pour moi, le théâtre est un univers où le mensonge n'a pas lieu d'être, où le comédien même s'il joue un personnage, ne peut le faire qu'en étant dans le vrai. C'est une mise à nu totale de l'être. C'est aussi l'échange et le don avec les autres artistes (comédiens, metteurs en scène, costumiers, scénographe, régisseur...) qui m'a tout de suite attiré. C'est un monde où la générosité et la modestie sont essentielles. L'important pour moi chez un comédien est de ne pas craindre de donner jusqu'à épuisement, s'ouvrir pour recevoir et se remettre en cause sans cesse de manière constructive. Qu'est ce qui vous inspire vos rôles tant sur le plan de l'écriture que sur le plan de l'interprétation, étant donné que vous êtes auteure et comédienne à la fois ? Je me sens surtout comédienne. Mon expérience d'auteure est bien modeste. Jusque-là j'ai toujours eu peur de confronter mes écrits au public ou à un lecteur. Dans «Je, Vous, Tu...», je joue effectivement le texte que j'ai écrit et la réception du public a été une expérience incroyable. Mais dans les deux cas, ce qui m'inspire et me fascine c'est l'humain. L'humain dans toutes ses contradictions, ses travers, ses grandes qualités et aussi son côté animal, imprévisible, instinctif. Sur scène, j'essaie juste de traduire le monde qui m'entoure tel que je le ressens, sans donner de jugement ni d'avis mais juste un ressenti à partager et à débattre. Quelle pièce de théâtre vous a le plus marqué ? J'aime tout lire dans le théâtre et je fonctionne beaucoup par périodes. La lecture des textes de théâtre me projette automatiquement dans un monde concret et visuel où mon imaginaire s'accélère. En lisant, c'est comme si je regardais la pièce. Néanmoins, si je devais donner un texte qui m'a marqué, j'en nommerais deux : Macbeth de Shakespeare et Psychose 4.48 de Sarah Kane. Le premier parce que c'est un texte sur l'humain. Shakespeare y dépeint ce qu'il y a de plus sournois et sombre chez l'humain, son côté animal. Psychose parce que c'est un texte qui m'a bouleversé et qu'à chaque fois que je le relis, je suis submergée par une émotion encore différente. Après, il y a le texte et il y a la mise en scène, le théâtre ne peut exister réellement que vivant, sur scène, dans l'instant. Le texte en est les prémices. Par exemple, je n'ai pu apprécier le théâtre de l'absurde en texte qu'après avoir vu des pièces de Beckett ou de Unesco sur scène. Pourquoi «Je, Vous, Tu» ? Au départ, c'était juste le besoin de comprendre ce qui a amené à la révolution. L'idée de monter le spectacle est venue suite à la proposition de Jaouad Essounani, directeur artistique de DABATEATR d'avoir carte blanche. Je suis partie là-bas dans une démarche d'ouverture et de réception sans savoir vraiment ce que j'allais écrire. Je me suis laissée porter par l'humain. Ce spectacle est à la fois des témoignages de personnes qui ont vécu la révolution, mais aussi un retour à un pays avec qui j'ai une relation passionnelle. «Je, Vous, Tu...» pose surtout la question de l'appartenance à une patrie, un sentiment fort qui transcende la religion, la langue et tout code social. J'ai essayé en tant que comédienne et auteure de partager avec le public l'âme d'un peuple, sa force intérieure et son courage face à l'injustice et l'oppression dont il a été victime pendant des décennies. Qu'est ce que cela vous a fait de revenir en Tunisie après la révolution ? Beaucoup d'émotions. Un épisode dont je fus témoin lors de mon voyage résume tout cela. Sur l'avenue Habib Bourguiba, un gosse d'à peine 10 ans vendait des mouchoirs aux passants. Une femme, style cadre de banque passe et s'arrête devant lui, elle lui sourit et commence à lui parler tout doucement, lui poser des questions, lui demander pourquoi il ne va pas à l'école. Ils ont parlé pendant un bon moment. Le gosse avait les larmes aux yeux. Cette scène est tellement banale diriez-vous et je ne pense pas que cette femme va changer la vie de ce pauvre gosse. Mais ce genre de situation, un échange gratuit, humain, une femme qui essaie juste de parler à un gosse, de le convaincre qu'il faut qu'il aille à l'école, jamais je ne l'ai vue sous Ben Ali. C'était la crainte qui animait les tunisiens, le chacun pour soi, le sauve ta peau et ne regarde pas ton voisin. Alors oui les choses restent compliquées sur le plan politique et social, mais c'est l'apprentissage de la démocratie pour un pays qui ne l'a jamais connue et c'est un processus long et pénible qui peut durer plusieurs générations. Cependant rien n'effacera l'émotion que j'ai ressentie quand j'ai vu et senti le regard ouvert des gens, leur sourire, leur manière de dire bonjour, de parler, de débattre aux terrasses des cafés, de lire des journaux. C'est une énorme victoire. Quels sont les prochains projets de Kaktus ? «Je, Vous, Tu...» est programmé à la rentrée, en novembre au théâtre Mohammed V. Ce même spectacle m'a inspiré un autre texte axé sur le thème de l'appartenance. Ce sera un spectacle pluridisciplinaire avec des artistes de tous bords. KAKTUS axe ses recherches artistiques toujours sur un travail pluridisciplinaire et multiculturel qui apporte une richesse indéniable à la création. «Sahra mon amour», notre première création reste un spectacle en perpétuel travail et changement. Ce spectacle qui mêle théâtre, musique et danse est une adaptation de textes de J.M.G Le Clézio (prix Nobel de littérature 2008) sur le thème de l'immigration des femmes et leur confrontation au monde moderne. «Sahra mon amour» est passé par plusieurs villes du Maroc et nous espérons le jouer dans d'autres villes du royaume en 2013, mais également à l'ïle Maurice et à la Réunion. Nous travaillons également sur un projet ambitieux : installer en même temps trois résidences d'artistes en Afrique de l'Ouest et travailler le même spectacle avec différents artistes à chaque fois.