Après des semaines de couacs, de sorties médiatiques ratées et de virevoltage politique, au Parlement comme au sein de certains partis politiques de la majorité, le PJD y compris, la politique de la ville donne l'occasion au gouvernement Benkirane de se mettre au diapason de la solidarité gouvernementale et du pacte de majorité signé au lendemain des dernières élections législatives. Après deux mois de concertation, Nabil Benabdellah, ministre de l'Habitat, du logement et de la politique de la Ville, réunit quatre de ses collègues ministres pour faire le bilan des concertations lancées par son département au mois d'avril dernier. Cependant, s'il est certain que la politique de la ville sera l'action phare de l'actuel quinquennat, plusieurs interrogations demeurent sans réponse, notamment le plan d'action global dont se dotera Benabdellah pour mettre en œuvre son projet territorial. La question du financement reste toujours en suspens, sans oublier le rôle et la responsabilité qui seront assignés aux collectivités locales et notamment les communes. «Les Assises pour la politique de la Ville» tenues aujourd'hui à Rabat, se doivent donc d'apporter des lignes directrices qui permettraient d'apprécier et le contenu de cette nouvelle politique publique et l'efficacité des instruments d'intervention qui seront mis en place, sans oublier l'échéancier. Trois chantiers d'action Les Assises de la politique de la Ville, voulues et dirigées aujourd'hui par Benabdellah, se donnent pour mission principale de répondre à trois interrogations. La premières est de faire la lumière sur le «contenu de la politique de la Ville». C'est une question des plus primaires à laquelle devront répondre Mohammed Ouzzine, ministre de la Jeunesse et des sports, Allal Sekrouhi, wali, directeur général des collectivités locales et Mustapha Bakkoury, directeur de l'Agence marocaine de l'énergie solaire, entre autres. La seconde interrogation concerne «les modalités de mise en œuvre de la politique de la Ville», et sera traitée par le ministre des Finances, Nizar Baraka, accompagné par son collègue de l'Equipement, Aziz Rabbah, autour de personnalités publiques et institutionnelles comme Adil Jazouli, chargé de mission auprès du secrétariat général du Comité interministériel des villes de France ou Ahmed Hajji, directeur de l'Agence de développement économique et social des provinces du sud. Enfin, la question de la gouvernance réunira autour d'un dernier panel El Hossein El Ouardi, ministre de la Santé, Ahmed Rahhou, PDG du CIH et Ali Bouabid, de la Fondation Bouabid. D'autres personnalités de la société civile ou des agences de développement participeront aux trois panels au programme de la journée de travail. Selon le ministère de l'Habitat, le premier panel aura «à commenter et à analyser le diagnostic de la situation actuelle des espaces urbains», le second à «réfléchir sur la démarche de mise en œuvre de la politique de la Ville», en mettant l'accent sur la bonne échelle d'intervention à retenir et le dernier enfin s'interrogera sur «les meilleurs dispositifs de gouvernance de la politique de la Ville». Le tout sera basé sur le «référentiel» établi par les équipes de Benabdellah, suite aux différentes concertations menées depuis avril dernier. Cependant, au regard de la nature des problématiques traitées, il semblerait qu'à la fois aucun plan d'action détaillé pour les mois à venir ne soit en mesure d'être exposé au grand public, et que par conséquent la concertation se poursuivra encore le temps d'une journée de travail. Quid du pilotage et des responsabilités locales et centrales ? En effet, une phrase prononcée par Benabdellah lors de la conférence de présentation de la journée des assises de la politique de la Ville, lundi dernier, laisse interrogateur. «Si les conditions sont réunies au sein d'une ville donnée, nous serons prêts pour y lancer nos projets de politique de la Ville», explique Benabdellah. Autrement dit, l'intégration des villes marocaines dans la politique de la Ville dépend de la «bonne volonté» des villes, alors que le ministère avance clairement que «la mise en œuvre de la politique de la Ville est tributaire du portage du gouvernement». Cette ambigüité évidente pose trois interrogations majeures, qui correspondent à autant de points de blocage. La première renvoie au troisième fondement de cette politique, qui est la démocratie participative. Si la politique de la ville se veut «adaptée à chaque contexte et à chaque territoire», l'action des collectivités locales restera a priori soumise aux décisions prises au niveau de l'administration centrale, qui ne seront ainsi pas redevables à l'égard des populations locales, desquelles elles relèvent. Une seconde interrogation renvoie à l'idée des compétences et des aspects exécutifs réels qui incomberont à la ville dans sa représentation communale. En effet, les communes devront s'imprégner d'une vision de conception de projet qui dépasse leur cadre d'intervention actuel, d'autant qu'elle sera standardisée et figée, puisque, note le ministère, «la politique de la Ville sera déclinée en un référentiel fédérateur». Ensuite, il y a fort à parier que seules les grandes villes seront en mesure de présenter les expertises et les compétences requises pour la conduite des projets de la politique de la Ville. Comme l'a noté le dernier rapport du HCP sur la croissance régionale, il se pourrait qu'il y ait une présélection presque naturelle des villes, comme pour les régions, qui pourront bénéficier de l'action de l'Etat, aux dépens des autres villes, moyennes et petites, certainement celles qui devraient être les premières ciblées. Enfin, au niveau communal toujours, Benabdellah devra s'atteler aux dysfonctionnements caractéristiques des exercices locaux, à savoir la bureaucratisation de la fonction locale, la désaffection des élus locaux, le manque de compétence technique, notamment pour la gestion des affaires économiques et commerciales, l'instabilité de certains conseils locaux, etc. Plus de questions que de réponses De fait, au niveau local comme au niveau central, il est intéressant de se demander quels garde-fous existent aujourd'hui pour garantir à la politique de la Ville un affranchissement total des échéances électorales. Par ailleurs, la multiplication des acteurs administratifs (régionaux, provinciaux et communaux) concernés par le développement urbain, le manque de coordination entre ces différentes structures administratives, et l'ambigüité des textes réglementaires seront, à n'en pas douter, des points de blocage que le gouvernement seul ne pourra pas défaire. Sachant que Benabdellah veut s'attaquer à la fois à l'image des villes marocaines, aux conditions de vie des populations urbaines, tout en faisant la promotion d'un développement durable, il risque de mettre en œuvre une politique urbaine à minima. De la question de l'échelle d'intervention territoriale Le chantier de la régionalisation avancée court depuis plus d'une décennie. Entre temps, un autre chantier d'aménagement du territoire a été lancé, pour justement accompagner la myriade de stratégies sectorielles promues par les autorités publiques et les gouvernements qui se sont succédé depuis l'alternance. Aujourd'hui, le gouvernement de Benkirane entreprend la mise en place d'une nouvelle politique publique territoriale, dite politique de la ville. Ainsi, de la région, à la province, à la ville aujourd'hui, d'aucuns se posent la question de savoir quelle est l'échelle d'intervention la plus efficace pour agir sur les territoires nationaux. Pour Ali Sedjari, la notion de territoire invoque deux champs d'intervention, le niveau d'organisation et le niveau d'action. Ainsi, il faudrait considérer «la commune comme pôle de représentation et la région comme pôle d'action». Cependant, pour la régionalisation comme pour la politique de la Ville, il est un certain nombre de dispositions limitatives qui pourraient fausser le lien entre Région et Ville. Le premier, s'appelle la Province, niveau intermédiaire entre Commune et Région, qui est toujours placée sous le contrôle de l'Etat central. Il est ainsi d'autant plus difficile de la consacrer en tant qu'entité décentralisée que (1) les conseils provinciaux sont dépourvues de légitimité populaire (2), leur autonomie financière est presque nulle, et (3) leurs compétences sont plus symboliques que réelles. Ali Sedjari, Professeur et président du Groupement de recherches sur les espaces et les territoires (GRET). «Nous ne pouvons parler de ville sans parler d'aménagement du territoire» Les Echos quotidien : Avec le nouveau gouvernement, nous sommes passés d'un ministère de l'Aménagement du territoire à celui de l'Habitat, de l'urbanisme et de la politique de la ville. Est-ce à dire que le chantier de l'aménagement du territoire, à la faveur des stratégies sectorielles est achevé ? Ali Sedjari : Le chantier de l'aménagement du territoire n'est certainement pas terminé. Cependant, il y a un lien entre la politique de la ville et l'aménagement du territoire. Il faut voir la ville comme une communauté urbaine intrinsèquement ancrée à un territoire donné. Nous ne pouvons donc parler de ville sans parler d'aménagement du territoire. Comme, par ailleurs, nous ne pouvons parler de ville sans invoquer les politiques territoriales en général. Parce que la question principale qui se pose aujourd'hui, c'est de savoir ce que nous voulons faire de nos territoires, de manière générale. Les Echos quotidien : Ailleurs, le retour au territoire est pensé comme une réaction naturelle au processus de mondialisation et d'ouverture des économies. Dans quelle mesure cela est vrai, ou non d'ailleurs, au Maroc ? Il est vrai que partout dans le Monde, la tendance est au retour au territoire. Parce que le rôle de l'Etat-nation se réduit de plus en plus, en peau de chagrin presque. Par conséquent, le territoire doit être réorganisé, redynamisé, stimulé, afin d'en faire un vecteur de développement. Il ne peut plus être perçu uniquement comme un espace de gestion politique. Il faut plutôt y voir un espace de développement humain d'abord, de production de la valeur ensuite, mais surtout, et enfin d'enracinement de la citoyenneté. Le territoire, pour les villes comme pour les régions, a une valeur stratégique aujourd'hui à atteindre. Cette question du territoire est importante, parce que c'est au sein de cet espace précis que nous pouvons réfléchir à la fécondation, l'apparition et la production des villes. En termes d'organisation, l'aménagement du territoire comme la politique de la ville fait intervenir une multitude d'acteurs. Comment devra-t-on gérer ce jeu d'acteurs aux intérêts différenciés ? La meilleure échelle d'interventions, d'actions, reste la région. Encore faut-il que ces entités soient souveraines, c'est-à-dire autonomes tant au niveau institutionnel que financier, qu'au niveau des prises de décisions, de lancement des projets et des investissements. C'est en cela que la région peut devenir un pôle global. C'est le pôle régional qui donnera son identité à la composante urbaine, à travers les infrastructures, les moyens de transport, les projets urbains, le suivi des évolutions démographiques, les échanges interurbains, etc. Le retour au territoire passe incontestablement par une reconnaissance légitime du pouvoir au niveau d'un pôle, qui lui-même aura le soin de dégager la future organisation territoriale qualifiée.