L'affluence était grande, dimanche dernier au musée Al-Batha à Fès. C'est que la thématique tracée pour la deuxième table ronde du forum de Fès, organisée en marge du festival des musiques sacrées du monde, avait de quoi séduire. Il s'agissait, pour bon nombre d'intellectuels présents, de se pencher sur la question de l'avenir du printemps arabe. Une question dont les contours paraissent d'emblée incertains. Driss El Yazami, Bariza Khiari, Véronique Rieffel, Maâti Kabbal et bien d'autres intellectuels ont analysé la question de manière très lucide. Premier constat : il s'agit plutôt de parler de «dynamiques nationales et non d'un mouvement d'une seule couleur». Une sorte de remise en question de l'expression « printemps arabe » attribuée depuis près d'un an et demi aux différents mouvements de protestation qui ont marqué la scène arabe. Au fil du débat, c'est cette relation monde arabe-Occident qui s'est imposée. «Au 19e siècle, le monde arabo-musulman était un monde figé selon l'Occident, avec beaucoup de stéréotypes... », expliquait ainsi la directrice de l'Institut des cultures d'Islam, Véronique Rieffel. Ce monde arabe aujourd'hui a bien changé notamment depuis qu'a soufflé la brise de son « printemps », qui a fait couler beaucoup d'encre et éveillé des fantasmes d'émancipation même dans les pays sur lesquels cette brise n'avait pas encore soufflé. Critiquant les dérives violentes des mouvements de contestation, particulièrement dans les cas de la Libye et de la Syrie, l'échange a dégagé un dénominateur commun à ces révoltes : c'est la reconquête du sentiment de dignité. «C'est très important ce qui s'est passé... Personne ne s'attendait à ce sursaut d'orgueil du peuple arabe», a affirmé l'écrivain Maâti Kabbal. Pourtant, plusieurs s'attendaient déjà ce qu'une mutation s'opère dans le monde arabe. Les prémices du printemps arabe existaient déjà depuis les années 1980 et 1990. «Les fragilités sociales et l'étouffement des libertés constituaient donc un champ fertile pour l'enclenchement de ces mutations». «Rappelez-vous, en 2004, une cinquantaine de chercheurs arabes avaient publié un rapport alarmant sur le développement humain dans la région, qui comportait en quelque sorte les signes avant-coureurs de ce qui allait se produire», a commenté pour sa part le président du Conseil national des droits de l'Homme, Driss El Yazami. Les quatre grands axes de ce rapport sont d'ailleurs l'inégalité homme/femme, l'absence des droits et des libertés, le naufrage des systèmes scolaires et le poids des dépenses militaires sur les finances publiques. «Et puis, il ne faut pas oublier le cri de colère de la jeunesse algérienne en 1989 et la transition démocratique menée au Maroc par voie de réformes graduelles, doublées de débats publics autour de questions cruciales, comme le Code de la famille. Toute cela montre que certaines sociétés arabes n'étaient pas en dehors de l'histoire», a-t-il ajouté. La professeur Assia Bensaleh Alaoui, elle, a appelé à un effort de créativité afin de créer les environnements propices pour s'attaquer aux urgences. Elle a aussi évoqué la question de leadership dans la foulée des profondes transformations en cours, d'où l'impératif pour les élites de prendre à bras le corps la tâche de canaliser le changement et en apporter des réponses réalistes. Et comme l'on ne peut évoquer la question du « printemps arabe » sans aborder le volet des gouvernants, les intellectuels présents à la table ronde du forum de Fès ont analysé les spécificités constatées à ce niveau. « On parlait de printemps arabe, maintenant on parle de printemps islamisé... Est-ce que ces gouvernances vont déboucher sur quelque chose ? Je n'en ai aucune idée. Toutefois, je suis certain qu'il y a des erreurs», affirme Maâti Kabbal. En tout cas, si le débat est riche et ses questions pertinentes, une certitude s'en dégage : l'avenir de ce printemps arabe est incertain et les contours de ce que sera le monde arabe après le passage de ces mouvements ne peuvent encore être tracés avec certitude. Une conclusion assez pessimiste, même si bon nombre d'intervenants préfèrent plutôt parler de vigilance et non de pessimisme. Maâti Kabbal, écrivain, chargé d'actions culturelles à l'IMA- Paris «L'intellectuel a été dépassé par les événements» Les Echos quotidien : Lors de votre intervention durant la table ronde «Le printemps arabe, quel avenir ?», vous avez mis l'accent sur le dialogue et la communication. À votre avis, communiquons-nous davantage depuis le Printemps arabe ? Maâti Kabbal : Parmi les grandes réalisations du Printemps arabe demeure à mon sens, cette possibilité de prendre la parole, de s'exprimer, de donner son avis sur tel ou tel sujet. Cela a été réalisé grâce notamment aux réseaux sociaux, qui ont contribué au changement même de la citoyenneté. Il ne faut pas oublier non plus que depuis le Printemps arabe, beaucoup de tables rondes et de rencontres ont été organisées à travers le monde, afin de bien assimiler la situation. Ces tables rondes ont permis aussi de remettre en cause tout ce qui a été écrit sur les sociétés arabo-musulmanes. Vous savez, depuis le 11 septembre, plusieurs spécialistes ont attaqué le monde arabo-musulman en véhiculant plusieurs stéréotypes. Aujourd'hui, tous ces écrits doivent être annulés. Les révolutions dans le monde arabe ont tout changé. Qu'en est-il du rôle de l'intellectuel dans ces révolutions ? Malheureusement, l'intellectuel a été dépassé par les événements. Il ne s'attendait pas à ce qu'il y ait des révolutions de ce genre dans la région, en ce moment bien précis. Par ailleurs, l'élite dans la région arabe se contentait de livrer des analyses, soit orientalistes, soit «hors sujet». En effet, cette élite travaillait à partir de son bureau et ne daignait pas aller à la rencontre de la population et réaliser des recherches sociologiques. Toutefois, nous constatons aujourd'hui l'émergence d'une nouvelle génération de sociologues arabes, qui adoptent une nouvelle approche de travail. Vous avez déclaré qu'il fallait donner la chance aux islamistes pour gouverner, mais avez-vous des craintes par rapport à la liberté d'expression, par exemple ? J'ai des craintes évidemment par rapport à la liberté d'expression, à la question de la femme... Je n'aimerais pas que des pays comme la Tunisie ou l'Egypte où les révolutions se sont passées dans la souffrance se voient privés de la liberté de débattre sur des sujets de société ou de s'exprimer librement par exemple. On ne peut pas gouverner avec des slogans, mais plutôt avec des actions concrètes. Bref, il faut que les compétences soient à leur place et qu'on fasse l'économie des bêtises. Concrètement, êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à l'avenir du Printemps arabe ? Je suis vigilant. J'ai adhéré tout au début à cet enthousiasme, mais cela ne fait pas la politique. Je reste donc vigilant et critique.