Les petits commerçants chinois arrivés à Casablanca ces cinq dernières années sont plus voyants que nombreux : ils sont à peine plus d'un millier et sont redoutés pour leur sens des affaires. Parmi eux, Ning Hang, 35 ans, célibataire, arrivé à Derb Omar il y a quatre ans. Comme pratiquement tous ses concitoyens du quartier, il vend, de 8h à 21h, de la petite marchandise directement importée de Chine. Des casquettes, des sandales, des sacs, des écharpes, à des prix défiant toute concurrence : le plus cher des produits proposés coûte 40 DH. «Mes cousins, installés dans mon village près de Shangai, m'envoient un container plein, trois fois par an. Le transit se fait par Dubaï ou l'Europe avant d'arriver au port de Casablanca». Le renouvellement de la marchandise est fréquent : de nouveaux modèles arrivent tous les mois dans les échoppes. Une fois par an, il y a une forte hausse de l'activité durant le mois qui précède l'Aid el Kébir. Premiers fournisseurs La clientèle est exclusivement marocaine : des commerçants venus de tout le pays pour renouveller leurs stocks. Ici, on fait du gros et du demi-gros. Les transactions atteignent des dizaines de milliers de dirhams, avec paiement sur place et en liquide. Lundi dernier, un détaillant venu de Tanger a acheté des paires de basket de même modèle pour près de 70.000 DH (d'un prix unitaire de 35 DH). Il a négocié avec Anissa, une jeune vendeuse marocaine employée par des Chinois de Derb Omar : «Il nous arrive souvent de vendre, au même client, 200 caisses d'un même article. La facture dépasse alors les 100.000 DH. Dans ce cas, l'acheteur a la garantie d'avoir l'exclusivité sur le modèle, en achetant tout le stock importé. Nous faisons aussi du demi-gros et même du détail, comme ce sac pour femme à 25 DH seulement ». Dans la kissaria principale, des chinois de Derb Omar, une trentaine de jeunes femmes qui, comme Anissa, servent d'interprètes à leurs employeurs. Quelques unes parlent arabe ou français, mais elles n'interviennent que rarement dans les négociations. Les nombreuses employées marocaines travaillent à la commission. Elles touchent un fixe de cinquante dirhams par jour et des primes sur les ventes. «Le minimum c'est de 70 DH de prime, mais, lors des années fastes, il y a plus de trois ans, il m'est arrivé de gagner 1.000 DH sur une seule opération». Une époque qu'elle dit révolue, notamment depuis que les Marocains sont devenus plus nombreux à importer leurs stocks de Chine sans passer par ces intermédiaires : plus de trois mille de nos concitoyens se sont rendus à la dernière Foire de Canton pour y faire leurs achats annuels. Transit et circuit fermé Les chinois de Derb Omar viennent, pour la plupart, de régions rurales. Ils ont ramené dans leurs bagages quelques habitudes de leur campagne : pour les achats alimentaires par exemple, ils se sont organisés en coopérative, ce qui leur permet de mieux négocier les prix sur le marché. Certains sont là en famille. Dans leur commerce, il n'est pas rare de voir leurs enfants. Tous en bas âge, ils retourneront en Chine quand il sera temps d'aller à l'école : il n'y a pas d'institution scolaire chinoise au Maroc. S'ils travaillent au même endroit, ce n'est pas pour autant qu'ils vivent dans les mêmes quartiers. Ils louent des appartements dans divers quartiers populaires de Casablanca. Les plus chanceux ont trouvé un logement à proximité de leur magasin. C'est une communauté en transit. Ils ne sont pas propriétaires de leurs boutiques. Si en de rares exceptions ils ont acheté «la clef» pour cinq ou dix ans, la grande majorité d'entre eux louent leur entrepôt et magasin, à des prix qui varient entre 5.000 et 12.000 DH par mois. Pour la plupart, ils sont là en transit et rêvent d'un ailleurs. Le Maroc n'est qu'une étape. À chacun sa destination envisagée: les USA, un pays d'Europe ou d'Afrique subsaharienne. Ning Hang lui, rêve de l'Iran. La création dans l'ancienne Perse d'une nouvelle zone franche lui a donné envie d'y vivre. « Ici, je ne me suis pas fait d'argent. La vie est quatre fois plus chère qu'en Chine et on dépense tout ce qu'on gagne». Combien sont-ils ? Que font-ils ? La Communauté chinoise au Maroc n'est pas nombreuse. Selon l'Association des Chinois au Maroc, ils sont autour de 2.000. La moitié du contingent vit du commerce à Casablanca. On en trouve aussi à Agadir (autour de 200 marins) dans le secteur de la pêche. Il y a en effet une vingtaine de joint-venture entre armateurs marocains et chinois. Une autre communauté importante est celle des médecins, qui sont les premiers à être arrivés au Maroc, à partir des années 70. Ils sont près de 120 praticiens (acupuncture, gynécologie, chirurgie), tous dans le secteur public, suite à des conventions entre les deux Etats. Par ailleurs, des cadres d'entreprises chinoises de BTP sont récemment arrivés : ils travaillent à la réalisation de projets d'infrastructures, dont un barrage, des galeries d'adduction d'eau et des tronçons d'autoroute. Enfin, Huawei Technologie et ZTE Corporation, deux poids lourds chinois des télécoms, se sont installés à Rabat en 2004 après avoir décroché des marchés avec IAM et l'ONE. Toutes ces sociétés emploient une majorité de marocains. Le plus connu des hommes d'affaires chinois est sans doute Manyee Pei, fondateur de Tian Tan Maroc, à Casablanca. Cette PME marocaine a réalisé un chiffre d'affaires de près de 50 millions de DH en 2008. Elle est leader en matière d'importation de thé vert de Chine. «J'ai choisi le Maroc parce que vous êtes les premiers consommateurs au monde. Lorsque j'étais à Shangai, 70% de mes commandes arrivaient de Casa. J'avais un réseau de revendeurs marocains, mais ils se sont mis à leur compte et sont devenus mes principaux concurrent. Je suis donc arrivé ici il y a quinze ans pour sauver mon business de la faillite». Success story d'une PME Depuis, il a repris les rênes d'un secteur qui risque, aujourd'hui, de connaître des perturbations. Pour lui, «le marché est stable pour le moment. Mais, dans le futur, les marges vont se réduire parce qu'on importe trop de thé au Maroc par rapport à la consommation réelle». C'est pourquoi, il se diversifie depuis qu'il a lancé une autre société en 2004. Activité : import de scooters et de motos triporteurs équipées en congélateurs (pour le transport du poisson). «La Chine est le premier producteur mondial de scooters. La force de nos produits c'est que les prix correspondent au niveau de vie des Marocains». Aujourd'hui, son atelier de montage de triporteurs (qui arrivent en kit) emploie une douzaine de Marocains et six Chinois. Il dit être prêt à monter une usine de 20 millions de DH qui aurait un fort potentiel d'embauche. Mais, ajoute-t- il, «je veux être sûr d'obtenir facilement les visas pour mes techniciens. Certaines spécialités n'existent pas au Maroc». Installation des grands groupes En ce qui concerne le développement des relations économiques entre les deux pays, il pense qu'il passe par les grandes entreprises, faisant référence aux groupes chinois de pêche (Agadir), de BTP (Casablanca) et de Telecom (Rabat). Dans le cas de la pêche, il s'agit de compagnies privées sino-marocaines qui exportent en Europe et au Japon. Pour le BTP et les télécoms, ce sont de grosses entreprises (souvent publiques) qui ont répondu à des appels d'offres émis ces dernières années par l'ONE, IAM et ADM. Covec est l'une de ces entreprises publiques. Son antenne au Maroc prévoit un chiffre d'affaires de près de 560 millions de DH pour 2009. Elle travaille actuellement à la construction de tronçons d'autoroute. En projet, la construction de 900 écoles dans le cadre du plan d'urgence de l'Education nationale. Le DG de Covec Maroc, Wu Jibang, a lancé les activités en 2004 : «Nous sommes ici parce qu'il y a de grands projets en cours comme Tanger Med II. Dans notre domaine, nous sommes très compétitifs pour accompagner la politique des grands travaux : à titre d'exemple, en Chine, nous avons 80.000 km d'autoroutes. Pourtant, comme au Maroc, il n'y en avait pas avant le début des années 80». Pour cet ingénieur polyglotte de 42 ans qui a vécu au Mali, au Bénin et en France, il n'y a aucune difficulté à trouver de bons profils pour former une équipe au Maroc (constituée de 70% de Marocains et de 30% de Chinois). Concernant ses rapports avec ses commanditaires, il se félicite du bon niveau de dialogue. Un seul regret, ses fournisseurs ne lui accordent toujours pas de facilités de paiement après cinq ans d'activité : «C'est normal. Nous sommes nouveaux, les Marocains ne nous connaissent pas encore». Créneau d'avenir Si les Chinois peuvent vendre beaucoup de choses au Maroc, en retour, mis à part des dérivés de phosphates, nous n'exportons pas grand-chose en Chine. Selon nos interlocuteurs, ceci s'explique par le coût trop élevé des produits marocains. De même, ils sont d'accord pour dire que le plus fort potentiel est en matière de tourisme. Il est vrai que 40 millions de Chinois voyagent tous les ans à l'étranger. Coopération : peut mieux faire D'un côté, les relations politiques sont qualifiées d'excellentes par les deux parties. De l'autre, la coopération économique reste faible à ce jour. Pourtant, entre le Maroc et la Chine, c'est une veille histoire : les relations commerciales datent du 7e siècle, époque à laquelle des caravanes reliaient déjà les deux pays. Le Maroc avait alors joué un rôle de relais dans la diffusion en Europe des techniques et connaissances chinoises, comme la fabrication du papier et la découverte de la poudre. Plus tard, au 14e siècle, Ibn Batouta effectuera un voyage en Chine : sa description de l'Empire du Milieu fait référence, aujourd'hui encore. Plus proche de nous, dans la seconde moitié au XXe siècle, le royaume est le deuxième pays africain à avoir reconnu la République Populaire de Chine. Mais tout cela n'a pas permis au Maroc de figurer parmi les premiers partenaires des chinois en Afrique : sur le continent, nous sommes classés 9e seulement. Quelques indicateurs : en 2008, le commerce bilatéral a atteint 2,79 milliards USD (en croissance de 8% par rapport à 2007). En terme d'importation, la Chine est le premier fournisseur asiatique du Maroc avec 7,8% des importations au 1er semestre 2009. En terme d'exportations, la Chine est le deuxième client asiatique(après l'Inde) avec 1,8% des exportations au premier semestre 2009. Jusqu'à fin de 2008, le montant total de l'investissement chinois au Maroc s'est chiffré à 170 millions USD. Dernier point, révélateur: aucun accord de libre-échange ne lie les deux pays.