Leurs noms ne disent certainement rien à qui ne connaît pas le secteur du BTP. Pourtant, alignant gros contrat sur gros contrat, elles sont devenues aujourd'hui les nouvelles reines du BTP marocain : La chinoise Covec et la turque Dogus. Concurrence déloyale, politique de baisse des prix, dumping, réduction drastique des marges bénéficiaires… La Turque Dogus et la Chinoise Covec, arrivées respectivement sur le marché national en 2002 et 2005, sont souvent accusées par les entreprises locales de porter préjudice à la concurrence loyale. Simple jalousie ou pas de la part de leurs concurrents, en tout cas, que ce soit sur l'international où elles sont très présentes à travers différents pays, ou encore au Maroc, elles alignent sur le marché du BTP les gros contrats d'infrastructures. Depuis leur arrivée dans le Royaume, elles grignotent une grande partie des grands projets, engrangeant jusque-là, à elles deux, plus de 12 milliards de DH. Qui sont-elles ? Comment ces deux géants sont-ils parvenus à faire main basse sur le marché? Quelles sont leurs armes au Maroc ? Déjà, lorsque la Turque Dogus a fait son entrée sur le marché en 2002, les opérateurs locaux, déjà très peu à l'aise sur le plan financier, commençaient à redouter une ouverture plus conséquente du marché national des BTP. Cette année-là, ce porte-drapeau turc remportait à la barbe de ces opérateurs le marché des deux tronçons de l'autoroute Asilah-Tanger et le marché de la voie de contournement de Settat, en présentant des offres inférieures de 34 à 38 % par rapport à la deuxième entreprise en lice sur la liste des soumissionnaires. En effet, la première clef du succès de Dogus au Maroc est à chercher au niveau de ses prix pratiquement imbattables. C'est ainsi qu'elle a remporté le marché en étant le moins-disant, de 220 millions de DH, dans l'appel d'offres international qui avait été lancé par les Autoroutes du Maroc (ADM) pour la construction de la voie de contournement de la ville de Settat. Depuis, l'entreprise détient, à travers les projets livrés selon le cahier des charges, une importante carte de visite pour accéder au marché marocain qu'elle convoitait depuis longtemps. «Le Maroc est un pays qui se développe rapidement et il y a de nombreux chantiers qui y ont été ouverts ou qui le seront prochainement. Notre groupe ne pouvait donc ignorer l'importance de ce marché à très fort potentiel», souligne le Responsable de la filiale marocaine de Dogus. Les Turcs ont une image internationale Même si les entreprises turques se sont déjà assuré une audience internationale, les professionnels n'arrivent pas à expliquer ce différentiel de prix. Résultat des courses : la FNBTP (Fédération Nationale de Bâtiment et Travaux publics) a réactivé son contrat-programme et le ministère de l'Equipement accepte enfin de saucissonner les marchés en vue de permettre aux entreprises locales constituées en groupement de pouvoir avoir leur part dans les appels d'offres. «Généralement, les entreprises nationales ne se risquent pas dans les projets dont l'investissement dépasse 1,5 milliard de DH», indique un banquier. Elles laissent donc la porte ouverte à la concurrence étrangère. «Des groupes internationaux et surtout turcs viennent de plus en plus dans le Royaume pour réaliser ce genre de projet», note ce banquier. Rappelons qu'à côté de Dogus Holding, opèrent au Maroc également deux autres géants du BTP turc, Mak Yol et la firme Galkon, pour lesquels l'hymne est à la joie au Maroc. «L'ensemble des marchés que nous avons réalisés au Maroc représente 5 milliards de DH», souligne le Responsable de Dogus, peu bavard sur la stratégie du groupe au Maroc. En fait, trop discret, Dogus est cependant très proche de ses projets en cours d'exécution. L'entreprise change d'ailleurs de locaux de bureau en fonction d'eux. C'est ainsi qu'elle a quitté la capitale économique pour Agadir actuellement, où elle est aux commandes du chantier de la bretelle reliant Argana à Ameskroud (46 km) sur l'autoroute Marrakech-Agadir. Juste auparavant, Dogus a réalisé pratiquement tous les viaducs dans le Nord du Royaume, notamment au niveau de Tanger Med (viaduc autoroute et celui de l'ONCF). Autre clef du succès de la société turque, ses bons rapports avec l'administration, qui se sont traduits par exemple par la reprise (négociation directe) d'une partie du tronçon de l'autoroute Settat-Marrakech après la rupture du contrat qui liait la société Autoroute du Maroc (ADM) et une entreprise de l'ex-Yougoslavie. Fondée en 1950, Dogus Insaat, filiale du groupe Dogus, en charge de l'activité construction, a commencé son expansion internationale au Moyen-Orient dans les années 70. Les premiers travaux à l'étranger ont été effectués en Libye en 1974 dans l'habitat et dans des projets d'irrigation. Dans les années 80, l'intérêt de Dogus s'est porté sur le Moyen-Orient, l'Irak et Abou Dhabi. Après la chute du bloc de l'Est, elle s'est installée dans ces pays. Cela lui a permis de gagner de l'argent et d'acquérir une expérience supplémentaire. C'est ce qui s'est passé en Bulgarie ou au Kazakhstan... Les cash-flows réalisés grâce aux investissements dans ces pays émergents ont permis au groupe de s'implanter sur d'autres marchés étrangers comme le Maroc. Aujourd'hui, le groupe Dogus, ce sont aussi des activités financières et de banque, de construction et de distribution automobile, de média (le groupe est propriétaire de la chaîne de télévision turque NTV), de tourisme et de services. Il intervient dans l'agroalimentaire, et ses marques, notamment les pâtes Barilla et Uno, sont connues des consommateurs marocains. Il est aussi dans la haute couture (Emporio Armani et Gucci). Contrairement aux idées reçues, les entreprises de BTP turques, qui détiennent plus de 3% du marché mondial de la construction, ne bénéficient pas de subventions directes de la part de leur Etat, même si ce dernier octroie quelques exonérations de taxes (réduction des charges sociales pour les travailleurs exerçant à l'étranger). Côté chinois, c'est après avoir conquis le marché du BTP dans les pays d'Afrique subsaharienne que Covec (société générale d'ingénierie outre-mer de Chine), filiale de la société nationale chinoise de construction ferroviaire, a décidé de partir à la conquête de l'Afrique du Nord. Première étape pour cette société étatique de l'Empire du milieu, qui s'occupe spécialement d'exploitation du marché étranger : le Maroc. «Jamais le pays n'aura lancé un programme aussi riche et ambitieux en chantiers de construction depuis l'Indépendance. Regardez tous ces projets. Il ne se passe pas un mois sans que le Roi inaugure un grand projet», souligne Yang Menghan, directeur commercial de Covec Maroc. Contrairement au reste du continent où elle décroche souvent les marchés dans le cadre de la coopération, c'est par appel d'offres qu'elle a fait son entrée au Maroc à travers la construction de M'Rit dans la province de Khénifra. «En dépit des 30 années que Covec a passé sur le continent, nous apprenons toujours quand nous débarquons dans un pays. C'est ainsi que nous avons beaucoup appris dans ce projet», précise Yang Menghan. Depuis, les Chinois ont créé une filiale à Casablanca. Le siège de la société, de par sa dimension et sa situation, en dit long sur les ambitions du géant chinois du BTP au Maroc. «Ce sont les grands projets qui nous intéressent», dit-il. Les Chinois ne chôment guère En tout cas, depuis leur arrivée sur le marché national des infrastructures, les Chinois de Covec ne chôment pas. Ils viennent de remporter un marché pour un tronçon de l'autoroute Taza-Oujda pour plus de 1,7 milliard de DH. Ils ont été également adjudicataires en février 2007 pour 1,2 milliard de DH d'un autre tronçon sur l'autoroute d'Immintanout-Argana (46 km) sur lequel ils s'activent actuellement pour le boucler en 2009. Leurs armes majeures ? Des prix imbattables qu'autorise le recours en partie à une main-d'oeuvre très bon marché, importée de Chine, tout comme le matériel de travaux publics, transporté par bateaux depuis l'Empire du milieu. Ce n'est pas un hasard si l'ADM, maître d'ouvrage, exige que les entreprises étrangères emploient au moins 70% de Marocains sur les chantiers. Interpellé sur la question, le directeur commercial de Covec Maroc tient à préciser que sur les 1.453 personnes qui travaillent actuellement sur leurs chantiers dans le Royaume, seules 312 sont chinoises. Autre atout de Covec sur le marché marocain, la finance. Sur ce point, la filiale de la société nationale chinoise de construction ferroviaire n'a pas de souci à se faire. Elle est soutenue par Eximbank (banque nationale chinoise pour l'import et export). «Nous pouvons emprunter tout ce dont nous avons besoin pour rembourser après», renseigne Yang Menghan. Mais ce dernier balaie d'un revers de la main ceux qui affirment qu'ils pratiquent des niveaux de prix de 25 % inférieurs à ceux de leurs concurrents. «Pour l'appel d'offres concernant le tronçon Immintanout-Argana, notre offre était même plus chère que celles présentées par les groupements marocains. Il n'empêche que nous avons décroché le marché grâce à la qualité de nos prestations», précise le directeur commercial de Covec Maroc. Seul bémol : ils n'ont pas pu remporter le marché du tramway de Rabat, les responsables de l'entreprise chinoise affirmant manquer de temps pour affiner leur offre. Pour autant, ils lorgnent l'immobilier, surtout le fameux programme des logements sociaux à 140.000 DH. Covec est en train de mettre la main sur les derniers détails avant de s'y lancer. Tout compte fait, le leadership des Français dans le secteur du BTP marocain n'est plus de mise. Cette place privilégiée a été progressivement perdue au profit de nouveaux venus comme les Chinois, Turcs, Italiens, Espagnols et Portugais. Un projet échappe aux sociétés françaises lorsque la part du génie civil et du terrassement est prédominante, selon un membre de la mission économique et financière de l'Ambassade de France au Maroc. Les exemples fusent pour vérifier cette affirmation : l'autoroute de Rabat-Larache, le port à conteneurs de Casablanca, l'aménagement des canaux d'irrigation et le nivellement de 100.000 ha dans la région de Doukkala. La construction des barrages n'est pas en reste. En revanche, les entreprises françaises sont encore présentes dans les projets qui impliquent une part importante d'équipement et de technologie.