J'ai relu les «Mémoires de Ramadan» [1] de l'écrivain égyptien Ahmed Bahjat, et je me suis dit que, finalement, ce mois sacré est un véritable révélateur de nos sociétés. Dans son livre, Bahjat évoque les péripéties d'un fonctionnaire pendant le Ramadan dans l'Egypte des années 80. Avec beaucoup d'humour, mais aussi de profondeur, l'auteur met à nu une société empêtrée dans d'innombrables contradictions. La scène de la «procession» des jeûneurs derrière une jeune dame légèrement vêtue est aussi désopilante que révélatrice d'une lutte homérique entre l'appel de l'instinct et celui de la volonté que l'on tente de dompter pendant ce mois. Ce n'est pas toujours la volonté qui l'emporte, et certains, agacés par cette faiblesse, trouvent dans l'indignation véhémente contre celle qui est «mal vêtue» et ceux qui la suivant du regard, une manière de cacher leur propre faiblesse. C'est ainsi que le contrôle qu'exerce la conscience du croyant se renforce par celui de la conscience collective, parfois sincère et souvent de circonstance, qui rappelle que les choses «tolérées» les autres mois de l'année deviennent subitement inappropriées pendant ce mois. Est-ce pour une question religieuse ou commerciale que les grandes surfaces cachent pudiquement au regard de leurs clients la vue offensante de l'alcool qu'elles exposent pourtant joyeusement toute l'année ? Ramadan est d'abord une ambiance. Tout son charme est là. C'est ainsi que le mois de la privation volontaire se transforme en celui de tous les excès. C'est pendant Ramadan qu'on mange le plus, qu'on dépense le plus, qu'on veille tard, qu'on se chamaille avec opiniâtreté. C'est le mois où l'on dort sans compter et où notre télé tient absolument à nous faire rire jusqu'à l'indigestion. Mais Ramadan est aussi le mois de la piété. Bahjat, dans son livre, ne manque pas de rappeler que cette piété est des fois sans rapport avec les préoccupations réelles de la société. Il parle de cet imam qui fait un long et fastidieux cours sur les ablutions sans eau dans un pays dont le dernier souci est le manque d'eau. De même que cet autre imam qui expliquait à de pauvres paysans indigents qu'il est déconseillé de manger dans des assiettes en or ou de mettre des habits en soie. Nous aurons aussi droit à ces prêches préparés depuis des siècles, et qui se déclament comme un devoir dont il faut bien s'acquitter sans savoir réellement à quoi cela servirait. Toutes ces contradictions n'ébranlent en aucune manière le plaisir que j'ai chaque année à retrouver ce mois. Sa piété me rassure et je me trouve subitement riche en temps. Mais je sais que les avis divergent. Il y a bien sûr ceux qui n'aiment pas le chamboulement qu'introduit ce mois dans leur vie, ceux pour qui c'est le mois des deux principales actions dans la vie d'un homme : manger et dormir. En tout cas, Ramadan ne laisse jamais indifférent. Il bouscule, ravit, énerve, désole. Il se décline sous différentes formes et révèle la pluralité de notre société. Ce mois sacré, qui a la particularité de se balader dans l'année solaire, tombe cette année en plein mois d'août. Notre industrie touristique se voit contrainte de se mettre à la diète en attendant des jours plus fastes. Mais elle n'est pas la seule à se désoler. Le commerce du Luxe parisien en pâtit aussi car la riche clientèle du Moyen-Orient, habituée à dépenser jusqu'à 20.000 euros par jour, a préféré cette année rentrer au pays où il fait certes plus chaud, mais où l'ambiance est plus conforme à l'esprit du mois. Mais si le tourisme se désole, beaucoup de personnes trouvent dans cette rencontre entre Ramadan et le mois d'août l'occasion d'une réconciliation entre leurs pratiques professionnelles et le jeûne. Cette année au moins, certains salariés qui s'offraient des vacances au bureau pendant Ramadan, les passeront chez eux. Ramadan est aussi le mois faste de la consommation. Les commerçants jubilent, surtout que le gouvernement a trouvé le moyen d'envoyer à tous les fonctionnaires un surplus de salaire de 1.800 DH, un pactole qui risque fort de tomber dans les caisses des commerçants. Tant mieux, à condition que cet argent réussisse à leur parvenir, car cette année, les bras des marchants ambulants, qui ne manqueront pas de s'interposer, seront encore plus nombreux que d'habitude. En plus de ces aspects culturels et économiques, Ramadan se joue aussi cette année de la politique. Il met à mal les manifestants du 20 février. Il fallait bien que cette alliance, construite autour d'un consensus sur la nécessité des réformes et des libertés, arrive à la croisée des chemins. Ramadan a dévoilé la vulnérabilité de ce patchwork qui réunit deux perceptions diamétralement opposées de la société. La question ne se limitait pas à savoir s'il fallait ou pas continuer à manifester pendant ce mois, mais si l'on pouvait intégrer dans ces revendications les libertés individuelles et notamment la liberté de ne pas jeûner. C'est un peu pour rendre la politesse aux islamistes, qui ne s'étaient pas offusqués de côtoyer des non-croyants dans leur marche vers plus de démocratie, que certains jeunes du mouvement des libertés individuelles ont pensé mettre une sourdine à leur principale revendication. Bel esprit de réalisme. Osera-t-on dire après cela que Ramadan ne nous réunit pas suffisamment? Bon Ramadan à Tous !