Le couperet vient de tomber en matière de droit à l'avortement. La commission consultative a rendu son verdict. Les femmes marocaines n'accèderont pas au droit à l'avortement, ni ne pourront prétendre au droit de disposer de leur corps. Ce corps demeure la propriété d'un ordre moral et religieux, que le législateur veut incarner en régulant de façon restrictive les dérogations à la règle de droit commun interdisant l'avortement. Cet acte médical ne sera autorisé que dans trois situations : lorsque la grossesse constitue un danger pour la vie ou la santé de la mère, résulte d'un cas de viol ou d'inceste, ou révèle de graves malformations ou des maladies incurables du fœtus. En dehors de ces cas, toute interruption volontaire de grossesse (IVG) est considérée comme illégale. Elle sera punie de peines d'emprisonnement fermes variant de 1 à 5 ans. Pour tous les démocrates marocains soucieux de l'égalité des genres, défenseurs de la liberté des femmes, militants pour une société de modernité et de progrès, cette décision provoque une énorme déception et jette un trouble profond pour plusieurs raisons. D'abord, la démarche des organisations représentatives de la société civile n'est pas à la hauteur de la situation, ni proportionnée aux enjeux de société. A côté de partis politiques muets sur l'IVG et d'intellectuels silencieux, les ONG en pointe sur le sujet se sont résignées à attendre l'arbitrage royal, sans faire un travail de fond auprès des citoyens, un travail d'information, de sensibilisation et de mobilisation. Elles se sont, en quelque sorte, défaussées de leurs responsabilités, laissant le soin à l'institution monarchique de décider seule sur un sujet hautement sensible et l'invitant à prendre le risque de heurter les croyances d'une population majoritairement pieuse, qui applique scrupuleusement les préceptes de l'Islam. Si la personne du Roi peut être sensible aux arguments de liberté et de modernité des organisations féminines, il n'est pas évident que ce soit forcément le cas du Commandeur des Croyants qui est garant du respect des institutions, y compris religieuses. De cette probable position duale, de cette possible confrontation intérieure d'une conscience plurielle, résultera nécessairement un arbitrage en faveur de la continuité de l'ordre moral et juridique préétabli. Dans une société traditionnelle et patriarcale, les valeurs sont hiérarchisées et le choix entre transgression et conservatisme est vite fait. C'est le statu quo qui est systématiquement privilégié. Ensuite, les modalités pratiques de mise en œuvre des situations dérogatoires suscitent un profond scepticisme, pour ne pas dire de grandes inquiétudes. De nombreuses questions resteront sans réponse et aucune disposition de mise à jour du Code pénal, ni aucune circulaire d'application du ministère de la Justice ou celui de la Santé, ne seront en mesure d'élucider les zones d'ombre. Que sera le sort réservé aux IVG ne répondant pas aux critères dérogatoires, lesquelles représentent plus de 95% des 300. 000 avortements clandestins réalisés chaque année au Maroc ? Les Marocaines qui effectuent une IVG à l'étranger seront-elles passibles de poursuites judiciaires une fois de retour au Maroc, pays où la vindicte familiale et la délation sont monnaie courante ? Comment traiter le cas des filles mineures non mariées qui se retrouvent enceintes ? Quelle procédure judiciaire accélérée permettra d'établir les crimes de viol ou d'inceste, sans dépasser le délai médical d'une IVG sans risque pour la vie et la santé de la femme ? Quelle est la nature de la charge de la preuve incombant aux victimes et quels sont les moyens d'investigation leur permettant de prouver le crime ? Une fille mineure mariée sous la pression de la famille est-elle victime d'une violence morale et la grossesse qui en résulterait n'est-elle pas une forme de viol collectif perpétré par l'époux et la famille ? Qu'en est-il des femmes présentant une déficience mentale et qui se retrouvent enceintes sans aucune violence physique à leur égard ? Le législateur considère-t-il qu'elles ont la capacité de discernement pour décider d'une grossesse et pour en mesurer les conséquences juridiques et familiales ? La définition de la santé de la femme est-elle restrictive et exclusive aux aspects physiques, ou inclut-elle également la dimension morale et sociale ? Etc. Enfin, la réforme prévue au Maroc n'envisage aucune politique d'accompagnement social des femmes enceintes en détresse. Elles sont abandonnées à leur sort et sont contraintes de choisir entre la peste et le choléra : le risque de perdre leur vie dans un avortement clandestin non médicalisé ou celui de vivre avec un enfant sous l'emprise de la misère sociale et de l'opprobre de la famille. Sous d'autres cieux, les politiques sociales sont systématiquement mises en place lorsque les législations sur l'IVG sont restrictives. Comme la Tunisie en 1973, Bahreïn en 1979 ou la Turquie en 1983, la grande majorité des Etats membres de l'UE autorisent l'avortement, tandis que d'autres l'interdisent ou en restreignent le recours: interdiction totale à Malte, interdiction de l'avortement "à la demande" mais légalisation dans certains cas particuliers en Irlande (si la vie de la mère est en danger), à Chypre (raisons médicales ou viol) ou en Pologne (en cas de viol ou d'anomalie du fœtus). Disposant d'une législation parmi les plus répressives de l'UE, le Portugal y a mis un terme en 2007 en légalisant l'avortement jusqu'à la dixième semaine de grossesse. Le Luxembourg, la Finlande et le Royaume-Uni autorisent l'avortement pour des raisons économiques et sociales. En Espagne, le gouvernement a du faire marche arrière en 2013, en retirant un projet de loi supprimant le droit à l'avortement. Les autres pays européens l'autorisent (ou le dépénalisent) sans obligation de se justifier. En France, malgré la légalisation de l'IVG depuis la loi Simone Veil de 1974, la clause de conscience autorise les médecins à ne pas pratiquer l'acte. Face à une société au conservatisme marqué et à la religiosité affirmée, le Maroc doit prendre rendez-vous avec l'histoire. Le grand débat sur la dépénalisation de l'avortement qui divise aujourd'hui les Marocains, peut par le dialogue aboutir à un nouveau consensus social, qui s'inscrira dans la tradition de tolérance de notre pays. Chaque jour compte car des vies humaines en dépendent. Chaque instant est précieux car des souffrances en résultent. Chaque parole d'apaisement est cruciale car elle rapproche les Marocains et conforte l'institution monarchique dans sa quête progressive, raisonnée et maîtrisée de modernité. Mohammed Benmoussa Economiste et chef d'entreprise www.mohammedbenmoussa.com