On a pu lire depuis quelque temps les témoignages de certains anciens hommes politiques ou hommes d'etat sous forme d'un feuilleton saucissonné et livré à la lecture pressée ou empressée de la revue de presse de la vox populi et du tout-venant. présentées comme des morceaux autobiographiques de choix, ces "confessions" se veulent aussi des mémoires en vrac d'hommes qui ont fait l'histoire contemporaine du maroc. mais ce sont précisément les contemporains de ces mémorialistes feuilletonesques, toujours en vie et pleins de souvenances, qui sont les premiers à en rire à défaut de s'en indigner. Comme un collier de fausses perles sans fermoir, la mémoire ceinte autour d'une vie raconte une histoire qui n'est ni la vérité ni son contraire. On égrène une à une ces fausses perles enfermées à jamais dans ce collier de mots qui, comme disait le poète René Char, «vont surgir de nous et savent de nous des choses que nous ignorons d'eux». Que savons-nous, en effet, des mots que nous proférons pour raconter une histoire qui est au mitan du vrai et de l'invraisemblable ? Dans son testament intellectuel, Le monde d'hier (Editions Belfond 1982 et réédité en Livre de Poche), Stefan Zweig présente son excellent témoignage sur une époque charnière de la culture et du destin politique du monde (de 1895 à 1941) dans une préface qui se termine par cette confession poignante sur le «jeu» ou le «je» de la mémoire: «Tout ce qu'on oublie de sa propre vie, un secret instinct l'avait en fait depuis longtemps déjà condamné à l'oubli. Seul ce que je veux moi-même conserver a quelque droit d'être conservé pour autrui. Parlez donc et choisissez, ô mes souvenirs, vous et non moi, et rendez au moins un reflet de ma vie, avant qu'elle sombre dans les ténèbres». Ce furent vraisemblablement quelques-uns des derniers mots –avant son suicide au Brésil en 1942- de cet intellectuel protéiforme que l'on redécouvre depuis peu, plus à travers ses courts romans et ses nouvelles que pour sa pensée lucide et ses biographies de haute facture. On assiste en effet en ce moment, même ici au Maroc et c'est heureux, à un soudain engouement pour les créations littéraires de Stefan Zweig dont notamment La Confusion des sentiments ou Vingt quatre-heures de la vie d'une femme qui circulent en livre de poche et grâce à un bouche à oreille aussi efficace que vertueux. Les lecteurs de ces ouvrages auront au moins exaucé quelques-uns des derniers souhaits de cet homme de qualité que l'ombre de la grande Histoire avait englouti avant que les lumières de ses écrits ne la fassent ressurgir parmi nous, car «toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière», comme il l'écrit en conclusion de son Monde d'hier. Plus près de nous mais, hélas, loin de la teneur des propos et de la lucidité de l'auteur de ce Monde d'hier, lorsqu'on évoque aujourd'hui les témoignages historiques et le «jeu» de mémoire, seul un «je» englué dans l'autosatisfaction et l'égotisme les plus élémentaires frétille dans des journaux. En effet, on a pu lire depuis quelque temps les témoignages de certains anciens hommes politiques ou hommes d'Etat sous forme d'un feuilleton saucissonné quotidiennement et livré à la lecture pressée ou empressée de la revue de presse de la vox populi et du tout-venant. Présentées comme des morceaux autobiographiques de choix, ces «confessions» se veulent aussi, et dans le même temps, des mémoires en vrac d'hommes qui ont fait l'Histoire contemporaine du Maroc. Mais ce sont précisément les contemporains de ces mémorialistes feuilletonesques, toujours en vie et pleins de souvenances, qui sont les premiers à en rire à défaut de s'en indigner. Les historiens, eux, n'ont qu'à se préparer à démêler les fantasmes et les élucubrations d'anciens hommes d'Etat empressés de narrer une histoire racontée en usant de mots qui en savent plus sur eux, comme disait le poète. Certes, il est non seulement légitime, mais nécessaire, que ceux qui ont pris part, peu ou prou, à l'histoire récente du pays en fassent état et fournissent témoignages et documents afin de construire et composer un récit national. Certes, la mémoire est un poète dont il ne faut pas faire un historien, comme le disait si justement un poète, Reverdy. Mais pour cela, les témoins se doivent de prendre le temps de se souvenir, de penser et surtout de se parer de l'humilité nécessaire et aussi d'introduire une dose d'autocritique dans le propos. Ce travail passe par la réflexion bien entendu, mais également par la technicité éditoriale, la complicité de la collaboration et le savoir-faire d'un véritable «accoucheur» de confiance à même d'aider à remonter le temps de la mémoire, tel un sherpa vous guidant sur les hauteurs arides ou vacillantes de l'oubli. Ce n'est malheureusement pas le cas dans la plupart de ces livraisons journalistiques à l'emporte-pièce, nombrilistes, égotistes et mal emballées. Lorsqu'on n'a rien à dire ou lorsqu'on n'ose pas dire ouvertement certaines choses, il vaut mieux ne pas le faire savoir. Ou alors comme disait un sage soufi : «Ne parler que si ce que l'on va dire est plus important que le silence».