La règle, selon les lois en vigueur, est de faire bénéficier le suspect d'une liberté provisoire ; l'exception est de l'écrouer. Des voix s'élèvent pour appliquer des mesures alternatives au lieu de la détention, et ouvrir un débat national sur la politique pénale. La politique pénale actuelle du Maroc pose un grand problème : le parquet général et le juge d'instruction, pour n'importe quel délit, aussi minime soit-il, envoient quasi automatiquement le suspect en détention préventive. Chèque en bois, rixe sur la voie publique, dette non remboursée, loyer non payé, ivresse publique, consommation de stupéfiants…, les prisons marocaines sont encombrées de détenus pour délits mineurs qui attendent leur jugement. N'y a-t-il pas moyen de recourir à des mesures alternatives pour éviter autant que faire se peut la détention du suspect ? C'est la question que se posent actuellement et la société civile et la Haute instance de dialogue pour la réforme de la justice. La première a rendu public le 20 novembre dernier un communiqué où une vingtaine d'ONG (dont l'OMDH, l'AMDH, l'Observatoire marocain des prisons (OMP), Amnesty international section Maroc…) stigmatisent «le recours excessif à la détention préventive et appellent au respect de la nouvelle Constitution qui instaure l'indépendance de la justice et le principe de la présomption d'innocence». La seconde a engagé lors de sa cinquième réunion régionale de ce dialogue qui a eu lieu à Fès les 9 et 10 novembre tout un débat sur la problématique de la politique pénale et à la philosophie de la liberté provisoire. Tout le monde en est conscient : la détention préventive est la véritable source de la surpopulation que connaissent les établissements pénitentiaires marocains. Elle serait donc la source d'une grande partie des maux dont souffre notre système carcéral (promiscuité, mauvais traitements, maladies…). Deux questions essentielles se posent : faut-il construire de nouvelles prisons et en agrandir d'autres pour héberger les nombreux suspects qu'on envoie quotidiennement en détention préventive ? Ou faudra-il refondre toute la politique pénale, et inciter les magistrats à plus de «clémence» et de retenue à l'égard des «accusés», au lieu d'incarcérer à tout bout de champ tout «fauteur de trouble», quelle que soit la dangerosité qu'il représente sur l'ordre public ? Dans un rapport qui a fait date, publié récemment sur les prisons au Maroc, le Conseil national des droits de l'homme (CNDH) dresse l'Etat des lieux. «Le surpeuplement, mentionne le rapport, est dû en grande partie à la détention provisoire qui concerne 80% des détenus, au retard enregistré dans le jugement des affaires, à la non-application de la liberté conditionnelle et à l'absence de normes objectives dans la procédure de grâce». Chaque année, ajoute le rapport, «des milliers de personnes incarcérées bénéficient d'un non-lieu ou sont acquittées ou condamnées à des peines avec sursis». En juillet dernier, le ministre de la justice et des libertés, Mustapha Ramid, avait jeté un pavé dans la mare : 28 500 détenus sur 65 000 (soit 43%) étaient en détention provisoire. Et le ministre d'accuser sans détour le parquet général et le juge d'instruction, les deux autorités habilitées à ordonner la détention préventive, de recourir excessivement à cette dernière, au lieu d'user d'autres alternatives prévues par la loi. La détention préventive devient la règle, au lieu d'être l'exception. Les magistrats, eux, relativisent. Exemple : sur les 600 dossiers traités quotidiennement à Casablanca, seulement 17% des suspects qui passent devant eux sont envoyés en détention préventive, «Ce n'est pas du tout exagéré», rétorque ce magistrat. Mais si à Casablanca le taux n'est que de 17%, «il faut savoir que dans d'autres villes, il dépasse les 65% (la moyenne nationale est de 47%) qui sont placés en détention préventive. Or, cette dernière est une mesure d'exception qui devient, hélas, la règle. En général, les magistrats sont devenus plus sévères qu'auparavant», estime Abdellatif Hatimy, avocat, président de l'Association marocaine de défense de l'indépendance de la justice et membre de la Haute instance du dialogue national pour la réforme de la justice. En envoyant ainsi sans discernement tout «suspect» à la détention préventive, c'est tout le principe de la présomption d'innocence qui est mis à mal, sans parler du fait que l'on passe outre la nouvelle Constitution de 2011 et les conventions internationales signées par le Maroc. Les deux autorités qui ordonnent la détention préventive justifient leur acte par le fait que les faits reprochés aux suspects sont assez graves, et une remise en liberté de ces prévenus pourrait constituer «une atteinte à l'ordre public». Pour certains magistrats, la solution du problème, vu la recrudescence de la criminalité, passe obligatoirement par la construction de nouvelles prisons et l'agrandissement d'autres. Mais pour la grande partie des participants au dialogue national sur la réforme de la justice, la prison devrait être le dernier recours. Le mieux est de recourir aux autres mesures alternatives. «La prison est banalisée et ne fera plus peur si l'on continue d'écrouer à tort ou à raison pour des faits qui ne nécessitent pas vraiment de l'emprisonnement», juge Me Hatimy. Cela sachant qu'il n'y a pas moins de 18 mesures alternatives prévues par le Code de procédure pénale (CPP) qui dispenseraient le parquet et le juge d'instruction d'envoyer les suspects en prison. Le même CPP est en effet clair : il stipule que la détention préventive est «une mesure exceptionnelle. Elle fait généralement suite à la garde à vue». Plus, «c'est une mesure extrêmement grave, qui n'est ordonnée par le juge d'instruction qu'à certaines conditions», insiste le même code. De ces conditions, Me Abderrahim Jamaï, président de l'OMP, en évoque au moins trois : «Lorsque la liberté provisoire constitue une menace à l'ordre public, une menace à la sécurité de la personne ou une atteinte au bon déroulement du procès». Et d'ajouter qu'au Maroc, c'est l'inverse qui est appliqué : «On écroue d'abord l'accusé, et on étudie après le dossier pour savoir si le concerné mérite ou non la liberté provisoire. C'est moins de la construction de nouveaux établissements pénitentiaires qu'a besoin le Maroc que de la révision générale de sa politique pénale», indique-t-il (voir entretien). Cela dit, pour éviter tout amalgame, les détracteurs de la détention préventive ne préconisent nullement son abolition, mais seulement qu'elle soit une mesure d'exception au lieu d'être érigée en règle. Le CPP marocain lui-même est clair sur ce point. Si la détention préventive est une mesure «exceptionnelle et grave», l'arrestation de certains délinquants et leur détention préventive est nécessaire, «pour s'assurer de leur personne, les empêcher de commettre de nouvelles infractions ou de faire disparaître les preuves du délit». A une seule condition, ajoute le code : «Maintenir les arrestations et les détentions dans les limites raisonnables…, en fixer les termes». Reste maintenant à savoir quelles sont ces mesures alternatives que le parquet général et le juge d'instruction n'exploitent pas (ou très rarement), pour éviter la prison. Entre autres mesures, citons le contrôle judiciaire : pour le délit moyen, le présumé coupable peut rester en liberté provisoire, mais tout en restant sous le contrôle de la justice, en allant toutes les semaines au commissariat justifier sa présence, dans l'attente du procès. Il y a aussi la caution personnelle et la caution pécuniaire. La première, explique Me Jamaï, est «la garantie d'une tierce personne au profit du suspect, la seconde consiste en le versement d'une somme d'argent par la personne concernée tout en restant sous contrôle judiciaire». Une formation des magistrats s'impose Mais il y a une autre question que se posent beaucoup d'observateurs : pourquoi les autorités judiciaires qui tranchent dans les dossiers des suspects n'exploitent-ils pas suffisamment les mesures alternatives au lieu d'envoyer en prison les suspects ? Certes, on avance la recrudescence de la criminalité, et la menace pour l'ordre public et pour lui-même, que peut présenter «l'accusé» si on le laisse libre de ses mouvements dans la rue. Fadel Boucetta, avocat au barreau de Casablanca, n'est pas tout à fait convaincu de cet argumentaire. Pour lui, le magistrat n'étudie pas assez, ou du tout, le dossier avant de prendre sa décision. «Souvent, il se contente du PV de la police judiciaire, même si dans ce PV l'accusé nie les faits qui lui sont reprochés. Construire de nouvelles prisons n'est pas la solution, car tant qu'il y a des prisons il y aura de la place pour de nouveaux prisonniers. C'est une solution de facilité pour le magistrat». Que faire alors ? «Former des magistrats pour faire preuve de plus de modération dans les décisions d'incarcération», recommande Me Boucetta. Hafid Benhachem, le délégué général à l'Administration pénitentiaire et la réinsertion, n'a-t-il pas lui-même tiré la sonnette d'alarme dans une déclaration à la presse ? : «Ce n'est pas de ma faute, avait-il dit, s'il y a surpopulation dans les prisons. Il y a un recours excessif à la détention préventive. Il y a des mesures alternatives que les juges doivent appliquer, mais ils ne le font pas. La responsabilité, c'est d'abord le courage de prendre une décision et de l'assumer. Un magistrat doit s'inscrire dans cette vision».