Au temps du Protectorat naissait le "Fonds particuliers", un compte hors budget. En 1965, l'Etat instaure la "Masse des services financiers", un système destiné à récompenser les agents qui recouvrent l'argent dû à l'Etat. Ministère des finances… Pour nombre de personnes ce nom est synonyme de puissance. Il est vrai que les initiés savent que le département de l'économie et des finances a la main haute sur la validation des dépenses des autres ministères, confectionne les Lois de finances et intervient dans la répartition des budgets, a un avis déterminant dans les décisions fiscales et gère une enveloppe (charges communes comprises) de 68 milliards de DH. Pour les non-initiés, c'est plutôt autre chose qui retient l'attention : les primes que reçoit le personnel de ce ministère qui encaisse et dépense pour le compte de l'Etat. On les dit faramineuses, et les fonctionnaires des autres départements en sont jaloux. C'est précisément sur ce chapitre très sensible que le député PJD Abdelaziz Aftati a jeté un pavé dans la mare, lundi 11 juin, en s'attaquant à Salaheddine Mezouar, ministre de l'économie et des finances dans le gouvernement d'Abbas El Fassi, qu'il a ouvertement accusé de percevoir «40 millions, sous la table». Le député réagissait alors à la réponse apportée par Najib Boulif, ministre PJD des affaires générales, à propos d'une question orale, posée à la première Chambre du parlement, relative à la hausse du prix des carburants intervenue le 2 juin. Quel rapport entre hausse du prix du carburant et argent qui aurait été indûment perçu par le ministre des finances ? Aucun, mais à voir l'expression de satisfecit des députés du PJD au cours des minutes qui ont suivi, un point venait d'être marqué, peu importe la véracité des dires. Deux jours plus tard, c'est le quotidien Akhbar Alyaoum qui enfonçait le clou. A la une, il publiait les reproductions de trois décisions d'octroi de primes. La première signée en faveur du ministre des finances, par le trésorier général du Royaume, en vertu de laquelle ce dernier se voyait attribuer une prime mensuelle de 80 000 DH à imputer au «produit des intérêts réservés à la Trésorerie générale du Royaume». Les deux autres décisions, elles, signées par le ministre des finances, octroient au trésorier général du Royaume (TGR), deux primes, l'une trimestrielle, l'autre mensuelle, d'un montant respectif de 197 316 DH et 32 000 DH, dont les décaissements proviendraient du compte «Fonds particuliers». Ramené au mois, le cumul des deux primes permettrait au TGR d'augmenter ses revenus de près de 98 000 DH. Et le quotidien d'en conclure à l'échange de bons procédés sur le compte de l'Etat entre le ministre des finances et le TGR. Une pratique légale ? Oui, mais un vide juridique également Question : ces documents sont-ils véridiques ? A aujourd'hui, le gouvernement n'en a pas démenti l'existence. Autre question : tout ceci est-il légal ? Disons-le d'emblée : oui, il l'est. Ultime question : qui fixe ces montants et que sont-ils censés rémunérer ? Pour en expliquer le mécanisme, il faut remonter loin, très loin, au temps du Protectorat. Tout commence en 1949 avec la création, le 17 décembre, par arrêté résidentiel d'un compte -hors budget- du Trésor chérifien, autorisant le trésorier à recevoir «en compte courant, pour son compte personnel» des dépôts de fonds de particuliers, établissements publics et banques, entre autres. Ces placements donnant lieu à versement d'intérêts, une partie de ces derniers devait être affectée «au frais de fonctionnement du service et au reversement de bénéfices au Trésor». En somme, une classique opération d'emprunt de la part de l'administration, comme il en existe aujourd'hui…sauf que, dans le cas actuel, c'est la direction du Trésor qui emprunte pour le compte de l'Etat et c'est la TGR qui est chargée de l'encaissement des recettes et des déboursements des dépenses. Toujours est-il que les revenus encaissés par le Trésor chérifien servaient, comme c'était le cas en France aussi, à octroyer aux fonctionnaires de cette administration des primes. Cette pratique perdurera dans le temps et sera adoptée par le Maroc de l'après-Indépendance. Certes, de l'ordre aura été mis dans les finances publiques entretemps et notamment à travers un fameux Dahir du 9 novembre 1963, portant loi organique des finances, qui stipule, dans son article 25, que «sauf dérogation prévue par une Loi de finances, il est interdit d'imputer directement à un compte spécial du Trésor les dépenses résultant du paiement des traitements ou indemnités à des agents de l'Etat». En d'autres termes, il fallait une approbation du législatif pour ce faire. Ce fut effectivement le cas avec la Loi de finances de l'année 1965, datée du 20 mars de la même année. Dans la deuxième partie relative aux «moyens des services et dispositions spéciales», et notamment le titre II des dispositions permanentes, particulièrement les mesures d'ordre financier, on peut lire dans l'article 28 ce qui suit : «En vue d'améliorer la recherche de la fraude fiscale, il est ouvert, à compter du 1er janvier 1965, un compte d'affectation spéciale intitulé "Masse des services financiers" qui sera alimenté par un prélèvement de 10% sur le montant des recouvrements opérés au titre des amendes, pénalités, majorations de droits, intérêts et indemnités de retards relatifs à la fiscalité directe ou indirecte, à l'exclusion des impôts et taxes recouvrés par l'administration des douanes et impôts indirects (…) Est autorisée l'imputation directe de ce compte de dépenses résultant du paiement d'indemnités dont les bénéficiaires et les taux seront fixés annuellement par arrêté du ministre chargé des finances». Du chaouch au directeur central, tout le monde a sa prime aujourd'hui Le compte «Fonds particuliers», qui existe toujours selon les décisions reproduites par le quotidien, fait-il partie de ces «Masse des services financiers» ? Il est logique de penser que oui, mais l'on ne sait pas en fait. Toujours est-il que l'octroi d'indemnités au profit de personnes en contact avec l'argent, chargées pour le compte de l'Etat du recouvrement des recettes, pénalités, amendes et majorations, est une mesure justifiée. En effet, pour pousser ses agents, fonctionnaires à défendre ses intérêts et en même temps les mettre à l'abri de la tentation, l'Etat a imaginé ce système de motivation qui consiste à leur verser une partie des recettes recouvrées. Une prime de rendement en quelque sorte. Mais tout le personnel du ministère des finances mérite-t-il cette prime ? En principe non, puisque ce sont les services extérieurs dudit ministère, en contact avec les contribuables, qui devraient être «intéressés». Ces services extérieurs, tels que définis par un décret du ministère des finances, daté de 22 novembre 1978 dans son article 18, sont ceux de 5 des 14 directions que comprend ce département. On y trouve donc les démembrements de l'administration des douanes et impôts indirects, ceux de la Trésorerie générale du Royaume, de la direction des impôts, de la direction des domaines ainsi que le contrôle des engagements et dépenses de l'Etat (CED, fusionné depuis 2006 au sein de la TGR). En poussant le raisonnement, la logique voudrait que ce soit uniquement les agents de la TGR, ceux de la direction des impôts et ceux des douanes qui perçoivent cette prime, puisqu'eux seuls ont la responsabilité du recouvrement des ressources dues à l'Etat. Mais, comme dans tout système qui n'est pas réglementé avec précision, ce qui est aujourd'hui connu comme la «prime de masse» du ministère des finances a été généralisée à l'ensemble des fonctionnaires que compte de département. Un ancien chef de cabinet du ministre des finances raconte : «Tout le monde percevait la prime, du chaouch au directeur central en passant par les chefs de divisions et chefs de service et bien entendu les membres du cabinet». Avec le temps aussi, la prime a revêtu une certaine dose de formalisme. Elle était servie deux fois par an, en juin et en décembre. Seule conformité avec la logique voulant que ce soit les agents des services extérieurs qui en bénéficient, les primes de ces derniers ont toujours été supérieures à celles des fonctionnaires de l'administration centrale. Un système encore en vigueur à ce jour. Mais encore, qui décidait de la répartition desdites primes ? Selon les témoignages (tous sous couvert d'anonymat) recueillis par La Vie éco, c'est le ministre des finances lui-même qui répartissait la manne par direction, à charge pour les directeurs centraux de répartir eux-mêmes l'enveloppe qui leur était allouée entre les collaborateurs sous leur responsabilité. «Bien entendu, cela a favorisé l'arbitraire et il n'était pas rare de trouver des différences de 1 à 5, entre les primes les plus élevées et les plus basses». Et les ministres des finances, eux-mêmes, percevaient-ils une prime ? «Oui, certains l'ont reçue, d'autres non», affirme-t-on, sans plus de détails (voir encadré ci-dessus). Il aura fallu attendre l'arrivée du gouvernement socialiste d'Abderrahmane Youssoufi pour que le système de prime connaisse une évolution. Saisi par les syndicats, Fathallah Oualalou, alors ministre des finances, aidé de Noureddine Omary, Secrétaire général, s'attaquera au cours de l'année 2000 à niveler les injustices et instaurera un barème selon le grade, l'échelle et l'échelon des fonctionnaires. Certes, le personnel des administrations extérieures continuera à bénéficier d'un avantage, mais au moins, celui des autres directions sera traité sur un pied d'égalité. Un chantier que Nizar Baraka, actuel ministre des finances, ouvrira à nouveau. En mars dernier, il prenait attache avec les syndicats pour réformer le système dans un objectif de transparence et d'équité. Lundi 11 juin, à l'heure où le député Aftati lançait son accusation contre Salaheddine Mezouar, une commission technique composée des directeurs du ministère et des syndicats était formée pour se pencher sur le dossier. Une démarche de transparence et de normalisation qui aurait pu se dérouler dans la sérénité et qui a été polluée par les eaux du populisme. 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