L'idée ne devait pas répondre aux caprices du hasard, mais la reconduction d'un précédent historique qui marqua Lyautey, l'Amérique, et une nouvelle vocation pour le pays, tournée désormais vers l'Atlantique. Rabat serait la Washington du Maroc, tout comme Casablanca sa New York. Au soir de sa vie, le fondateur de Rabat (Ribat al fath : le couvent de la victoire), le sultan Yacoub al Mansour, au XIIe siècle, devait regretter sa décision. De la mosquée qui devait être l'épicentre de la ville, il n'y eut que son minaret, témoin d'une œuvre inachevée. Les Mérinides en firent juste une nécropole dans ce qui est actuellement Chellah sur les vestiges romains. On retiendra dans cette fonction de cimetière marin, sous les Mérinides, le nom de la mère du sultan Abou Inane, Oum al 'iz, nom d'emprunt, pérennisé par la commune rurale Oum 'Azza. Quand le site abritera les Moresques expulsés d'Espagne en 1609, et leurs devanciers les Hornacheros, venus d'Hornachos de l'Estramadura, la rive sud du Bouregreg se fraya une expérience unique, à travers la nouvelle culture de ses nouveaux locataires, fruit d'interaction entre leur pays d'origine et celui d'accueil, et surtout par le recours à la piraterie. Le lieu sera désormais connu sous le nom de Salé le Neuf et ses habitants par les corsaires de Salé. Il s'agit en effet de Rabat. C'est une séquence qui marqua la ville jusqu'à l'heure, car ceux qu'on appelle Rbatis, c'est-à-dire les habitants originaux de la ville étaient pour la plupart des descendants de Moresques, dont les noms étaient espagnols (Blanco, Pérès, Rodriguès, Guessous "altération de Jésus", Palafrèj, Palamino, avec le phonème P qui n'existe ni en arabe ni en amazigh, ou référaient à des lieux d'Espagne (Moulinas, Ronda, Dénia, Fenjera…). Un haut fait d'interaction culturelle entre Islam et chrétienté, sans oublier les familles juives qui subirent le même sort de déportation, et dont plusieurs se convertissent à l'islam. Les corsaires de Salé le Neuf donnaient des sueurs chaudes aux armateurs chrétiens. Il ne restera du passé corsaire que des souvenirs, et les sultans alaouites eurent raison des ces Raïs retors, ou pirates qu'ils réintégrèrent dans le giron du Makhzen. Ils concédèrent la fameuse Casbah à une tribu arabe du Sahara, une sorte de phalange, les Oudaya, ce qui lui valut son appellation actuelle. Le visiteur de la Casbah ne manquera pas de constater les noms des rues des fractions de la dite tribu (Ouled Dlim, Ouled Jrar, Ouled Mtaa, Zirara…). La bourgade s'engouffra après les heures glorieuses de la piraterie dans l'oubli et végétera dans le petit commerce, l'agriculture et l'élevage avec de fréquentes razzias des tribus arabes des Zaers. On retiendra de ces inimitiés le quolibet "aroubi", on ne peut péjoratif, synonyme de rustre, forgé par les Rbatis, pour désigner leurs voisins. Le sultan Mohammed Ibn Abdellah, ou Mohammed III, dans ses déplacements entre les deux capitales Marrakech et Fès érigea en 1785 un palais dans ce qui est actuellement Dar al makhzen et posa l'embryon d'une ville. Les voies entre Marrakech et Fès via le Tadla et le Fazaz (Moyen-Atlas) devenaient périlleuses à cause des tribus rebelles et on préférait le chemin par le Tamesna, là où se trouve Rabat. Le hasard voulut que Mohammed Ibn Abdellah y mourût. Mais la bourgade ne fut qu'un lieu de passage ou d'estivage, comme avec le sultan Moulay Slimane qui y construisit un palais d'été, connu par Dar al Bahr entre 1792 et 1799. Belle œuvre, qui a connu quelques améliorations sous Hassan 1er. Avec le Protectorat, le palais, avec quelques extensions, sera connu par Marie Feuillet, dans sa nouvelle fonction d'hôpital militaire. Après la signature du traité du Protectorat, le sultan Moulay Hafid se retira pour un moment à Rabat. Le Résident général, Hubert Lyautey, le suivit. Il n'y eut pas à l'idée de changer de capitale, mais le souvenir tumultueux qu'il eut à ses débuts à Fès l'amena à réfléchir sur l'opportunité d'une nouvelle capitale. L'idée ne devait pas répondre aux caprices du hasard, mais la reconduction d'un précédent historique qui marqua Lyautey, l'Amérique, et une nouvelle vocation pour le pays, tournée désormais vers l'Atlantique. Rabat serait la Washington du Maroc, tout comme Casablanca sa New York. Dans la même logique on voudra voir dans la mise en œuvre du périmètre irrigué du Tadla dans les années 40 et 50, sous l'ingénieux Corentin Talec, la Californie du Maroc. Le passé historique de Rabat étaya la décision de Lyautey. Il s'empressa de reconstruire la muraille almohade et choisit ses locaux face à la Casbah des Mérinides, connue sous le nom de Chellah. Depuis, la bourgade fut appelée au destin qu'on lui connaît. Sa vocation de lieu d'interactions entre les deux rives n'a jamais été entamée, même dans la douleur. La ville de Rabat célébrera sous peu, le 28 juillet, le centième anniversaire en tant que capitale du pays. Est-ce trop demander à la ville, avec la sensibilité historique qu'on connaît à son maire, Fathallah Oualalou, de restaurer la casbah, avec toutes ses dépendances, sa scala, son fort construit par les Allemands à la fin du XIXe siècle, connu un moment par le fort de Ruttenburg, puis par le fort Hervé, avant d'être connu par la «Caravelle», dans sa nouvelle fonction de restaurant. Le lieu dit Bab al Oued qui a été le théâtre de grandes scènes d'embarquement et de débarquement est repoussant par ses odeurs… La Casbah, dans sa globalité, est un témoin d'un des épisodes les plus tragiques de notre histoire et des plus épiques aussi. Le Palais Dar al Bahr, l'ancien Marie Feuillet, et hôpital Mohammed V après, ne mérite-t-il pas un autre traitement, que de devenir un amas de décombres, lieu où a été reçu le ministre Regnault, accompagné du général Lyautey et de l'amiral Philibert, par le sultan Abdelaziz en 1907, dans ce qui était un moment le Pavillon de la médecine interne. On sait tout de l'excellent travail de la commission de l'Histoire du Maroc, qui a à son actif plusieurs œuvres de restauration. Pourquoi ne mettrait-il pas le Palais Dar al Bahr dans ses projets ? Il serait notre Dolma Bahshe, ce beau palais ottoman d'Istanbul, construit presque à la même période, et qui porte, comme lui, les premiers signes de l'influence occidentale. Les célébrations s'envolent, les restaurations demeurent. C'est peut-être aussi l'occasion de penser à deux personnages d'exception qui contribuèrent à ce que Rabat soit ce qu'elle est : le sultan Mohammed Ibn Abddellah qui insuffla vie à une bourgade oubliée, puis Hubert Lyautey qui voulait reposer dans cette ville qu'il a refaçonnée.