En arpentant les venelles du quartier de l'Océan à Rabat, le site de Ksar Al Bhar nous plonge au cœur d'une histoire qu'on ne peut que qualifier d'impérissable. Retour sur un passé récent qui vaut son pesant de sable doré. Nous sommes au cœur du XVIIIè siècle. Rabat est par excellence la ville des forts, des donjons et des tours de guet, et ce, par simple volonté de défense militaire... Le quartier de l'Océan était, alors,constellé de canons sur son front de mer. Au milieu de ce décor qu'on dirait tout droit sorti de la série Game of Thrones, jaillissent des constructions mauresques, des jardins panoramiques, à perte de vue et un promontoire surplombant l'Atlantique. A cette époque, le Sultan Moulay Slimane ne pouvait que jeter son dévolu sur ce havre de paix on ne peut plus serein, en élisant domicile au cœur de ce qui est communément appelé Ksar Al Bhar (signifiant le Palais de la Mer). Au XIXème siècle, c'est le sultan Moulay Abdelaziz qui lui emboîte le pas en choisissant cet endroit comme résidence de villégiature. De ce marque-page d'une ère lointaine et lieu de retraite des sultans alaouites ne demeurent que deux tourelles limitrophes de la bâtisse et de la route côtière. Parler de la côte militaire de Rabat, c'est parler inéluctablement de l'hôpital militaire Marie Feuillet. Un symbole de l'Histoire du système de santé au Maroc. «La proximité de l'océan est en tout point synonyme de sécurité, de repos et de défense militaire. Il est donc tout naturel que le choix de construire un hôpital militaire se soit porté sur cet endroit au début du 20ème siècle », témoigne Mohammed Es-Semmar, archéologue et historien. Marie Feuillet, la légende éternelle Personnalité emblématique des infirmières de l'Union des Femmes de France, rénovatrice de leur système de travail, puis impliquée avec elles dans les combats sur tous les terrains, Marie Feuillet marque les esprits de tous les Marocains alors qu'elle n'y a exercé que pendant un an. Dévouée et engagée, elle voit sa carrière s'achever par une mort héroïque alors qu'elle se rendait à Meknès avec l'équipe de relève de l'hôpital. Lyautey, qui l'a connue à Oran, parlait d'elle comme du symbole de l'abnégation : «Je l'ai trouvée à Rabat au chevet de nos camarades qu'elle se tuait à maintenir en vie, sans que nous puissions imaginer que c'était eux, que nous croyions perdus, qui lui survivraient. En leur donnant la vie, elle a épuisé ses dernières forces». En octobre 1912, le général choisit de donner son nom à l'hôpital militaire de Rabat et de faire de ce lieu le fleuron de l'équipement hospitalier militaire en Afrique du Nord. «Bien que construit à Rabat par l'administration française, l'hôpital Marie Feuillet a joué un rôle crucial dans la politique de pacification et de normalisation des relations entre le Maroc et la France », continue notre historien qui précise que sa démolition s'est faite dans les règles de l'art car il ne répondait plus aux normes architecturales convenues, étant donné qu'il a dépassé 80 ans sans être rénové. Fermé en 1999, après presque un siècle de bons et loyaux services, Marie Feuillet est davantage qu'un simple hôpital. Il représente le premier maillon du système moderne de santé marocain et un établissement d'enseignement médical où de très nombreux jeunes internes ont fait leurs premières armes. « Avant la création de l'hôpital militaire, le quartier de l'Océan était connu grâce au Fort Rottembourg », fait savoir l'historien et archéologue Es-Semmar, avant de poursuivre : «Mais dès les premières années du protectorat, il était principalement habité par plusieurs familles espagnoles et portugaises, travaillant dans des métiers manuels de l'acabit du bâtiment et de la mécanique ». Rottembourg, l'autre emblème de l'Océan Le Fort Rottembourg est une gigantesque fortification située sur la côte entre le phare de Rabat et l'hôpital Marie Feuillet. Bâtie par l'ingénieur allemand Rottembourg au cours des années 1860, son histoire est peu connue. Les Allemands ont gracieusement offert au Maroc, en 1888, deux canons Krupp de 30 tonnes chacun. Ne disposant d'aucun espace pour les accueillir, il fallut construire une immense grue pour les débarquer, puis un chemin de fer de quelques kilomètres pour les éloigner de l'ancienne Rabat. Ce fut le premier bâtiment en ciment forgé jamais réalisé au Maroc et il n'a été utilisé qu'une seule fois. Durant le protectorat, les Français ont rebaptisé ce bâtiment allemand en Fort Hervé, en hommage à un officier décédé. Depuis lors, Le Fort est demeuré abandonné, accaparé par sept familles et plusieurs générations, qui n'ont été délogées qu'au XXIème siècle. Cette année, l'heure étant aux grands projets touristiques, le palace du Four Seasons de Rabat prendra la place du mythique hôpital Marie Feuillet.
Immortaliser les vestiges par la photo Il y a quelques années, lorsque le photographe français François Beaurain a su que l'ancien hôpital militaire Marie Feuillet de Rabat allait être transformé en complexe hôtelier, il a eu comme idée d'immortaliser ce lieu emblématique à coup de cliquetis. Etant donné qu'il habitait dans les Oudayas, il passait souvent devant ce bâtiment sans en avoir la moindre idée de ce que cela pouvait bien être. Mais lorsque la presse nationale s'en est faite l'écho le lendemain de l'annonce de la création sur le site d'un nouveau palace, Beaurain a pu accéder au bâtiment de style néo-mauresque grâce à l'intervention d'Al Qudra, la holding émiratie qui sera responsable de la construction du nouveau projet touristique. Le photographe français a souhaité, pour son projet, mener un travail de mémoire. Celui qui a une préférence pour "les sites abandonnés" estime que l'hôpital Marie Feuillet est l'endroit idéal pour un photographe en quête de vestiges et de décombres. Un bâtiment chargé d'Histoire est donc le graal pour cet artiste. Le vieil établissement de santé a d'ailleurs fait l'objet de peu de photographies. Sur la Toile, les seules photos qui subsistent de l'hôpital sont des prises de vue réalisées pendant la période coloniale ou des clichés de façades dont le rendu n'est pas ce qu'il y a de plus professionnel. Avant de parvenir à avoir accès aux locaux, François Beaurain a dû passer par un réel circuit d'obstacles. Il aura finalement pu y accéder en janvier 2016, après plusieurs démarches. Beaurain a ainsi pu prendre une bonne centaine de plans de cet espace qui constitue l'un des chefs-d'œuvre de l'architecture du Protectorat. Trois questions à Mohamed Es-Semmar, historien et archéologue
La construction du Four Seasons n'est pas du gâchis !
Nous remercions chaleureusement l'historien et fervent militant culturel de la mémoire de Rabat d'avoir répondu à nos questions.
- A quoi ressemblait Ksar al-Bhar il y a plus d'un siècle ?
- Ksar al-Bhar ou le Palais de la Mer, qui a été fondé à la fin du XVIIIème siècle et fignolé au début du XIXème siècle, est bien plus qu'un site archéologique. Il s'agit de loin du Palais fétiche des Sultans alaouites depuis le règne de Moulay Slimane (qui descendait se rafraîchir à Rabat, car il faisait très chaud l'été dans son palais à Fès) en passant par ceux de Moulay Abdelhafid et Moulay Abdelaziz jusqu'à la construction du Palais des Touaregs.
- Que s'est-il passé par la suite ?
- Au début du XXème siècle, le résident général français Lyautey a demandé au Sultan marocain de lui vendre la passerelle du Palais de la Mer dit le Palais de Moulay Slimane, pour qu'il la transforme en un immense hôpital militaire. Il n'y a aucune trace historique que Moulay Youssef ait été forcé d'accepter. C'était une négociation à l'amiable. Il a cependant demandé à ce que la Résidence française restaure, réhabilite et annexe le terrain du Palais à proprement parler, à la passerelle de l'Hôpital Marie Feuillet et c'était le cas. A l'époque c'était un bâtiment moderne. L'hôpital n'a pas été rasé comme se plaisent certains à dire mais, étant donné que le béton a une durée de vie d'un maximum d'un siècle, il a été démoli dans les règles de l'art.
- Que pensez-vous de la construction du nouveau complexe hôtelier dans ces lieux riches en mémoire ?
- Si d'aucuns parlent avec dépit en faisant allusion à la construction du Palace du Four Seasons, qu'ils sachent qu'il s'agit d'une étape cruciale dans le progrès de la ville de Rabat, voire de l'économie de tout le pays. On devrait se réjouir de cette nouvelle révolution esthétique et touristique de la ville et de sa belle corniche Hommage posthume : Marie l'infirmière, Marie l'Humaine
Marie Feuillet, née Marie Paule Louise HUOT, était une infirmière major, chef du personnel de l'Union des Femmes de France. Elle a marqué de son nom un hôpital de Rabat, une avenue de Rabat et une rue d'Oran. Née le 30 mai 1864 à Rethel dans les Ardennes (France), elle est morte le 24 août 1912 à Meknès. Ses funérailles sont relatées le 17 septembre 1912 dans le Journal des débats politiques et littéraires. «Marie Feuillet a fait de sa pratique professionnelle un sacerdoce, sans être une religieuse», pouvait-on lire dans les travaux historiques du professeur Ali Akhaddar qui a redonné à l'Histoire de cet établissement de santé toutes ses lettres de noblesse. «Sa vie a le mérite d'être commémorée et saluée par tous les humains de la terre. Marie Huot, mariée à Jacques Feuillet, a eu le malheur de perdre son mari en 1887. Veuve à 23 ans, elle perd ses fillettes neuf mois plus tard à cause de la rougeole», selon ses données biographiques. Elle choisit alors de prendre son mal en patience et de faire de son malheur une raison de soulager la souffrance humaine. Ce fut pour trouver la paix intérieure, disait-elle. À partir de 1890, la jeune femme se consacre au métier d'infirmière. En 1907, elle accomplit son service à Oran avant de s'envoler pour le Maroc en 1911. En février 1912, avant la conclusion du traité de protectorat, elle est décorée de la croix de chevalier de la Légion d'honneur. Au cours de l'été de la même année, elle devait accompagner une caravane médicale à l'intérieur du Maroc, mais elle rend l'âme à Meknès le 24 août 1912. «Partie de Rabat le jeudi 15 août, avec le convoi, elle s'est sentie souffrante à la première étape à camp Monod. Elle voulut néanmoins poursuivre sa route, attribuant son indisposition à une migraine (...) Les cahots des voitures d'ambulance sur les pistes mal tracées, la poussière, la chaleur étouffante des tentes en plein soleil ont fait du voyage un véritable martyre pour notre malade. A notre arrivée à Meknès, elle continua à beaucoup souffrir pendant trois jours, avant de s'éteindre paisiblement le samedi 24 août 1912 ». Ce témoignage est du général Louis Hubert Lyautey qui prit la décision de baptiser l'hôpital militaire de Rabat de son nom et de faire de l'établissement le porte-drapeau de l'équipement hospitalier militaire en Afrique du Nord. Les travaux d'aménagement se poursuivent. En 1914, l'hôpital est étendu pour satisfaire les vœux du premier résident général, Lyautey. Le projet a été confié à un architecte monégasque, Léon Fombertaux, imprégné du génie architectural hispano-mauresque que le département des Beaux-Arts, sous la direction de Prost, ami intime de Lyautey, tentait d'imprimer au Maroc. Il se dote d'un bloc opératoire en 1937, le plus en pointe du pays.