Comment comprendre alors que le même juge accepte le témoignage des membres de la direction, qui bien évidemment se feront un devoir de confirmer les dires de leur direction. En matière sociale, les magistrats ont souvent fort à faire pour débusquer la réalité : et ce n'est pas toujours facile car, souvent, les versions de l'employeur et celle de l'employé divergent. Dans une entreprise casablancaise, deux ouvriers sont en plein débat : chacun veut montrer à l'autre la meilleure manière d'utiliser la machine qui vient d'être livrée; et chacun estime avoir raison, d'où l'intensité de la discussion. Mais les esprits s'échauffent, le ton monte, et l'on frôle l'altercation. Heureusement qu'un troisième ouvrier intervient, pour tenter de calmer ses collègues. C'est l'un des plus anciens salariés de l'entreprise, bientôt trente ans de service, et la retraite dans quelques mois. Un attroupement s'est formé quand survient le patron de la société. Il essaye de comprendre ce qui se passe, enjoint les autres ouvriers de reprendre leur travail, et dans la confusion la plus totale, il convoque le trio au centre de l'attroupement, et décide illico… la mise à pied de l'ouvrier qui est intervenu dans la dispute. Lui, l'arbitre, et non ceux qui ont créé l'esclandre. Il s'adresse au patron, lui expliquant sa méprise, lequel ne veut rien savoir ; l'ouvrier s'énerve, le patron aussi, et c'est la rupture : licenciement immédiat pour faute grave. Voici les deux parties devant les Prud'hommes. La Chambre sociale du tribunal entérine sans états d'âme la décision du patron : l'ouvrier ayant manqué de respect à sa hiérarchie, le licenciement n'est donc pas abusif. La Cour d'appel, elle, essaye quand même d'y voir plus clair, intriguée par ce renvoi brutal d'un ouvrier modèle. Ecoutant avec attention les explications de ce dernier, elle lui demande, à toutes fins utiles, si des témoins peuvent confirmer ses dires. Bien évidemment, l'ensemble des salariés présents ce jour sont prêts à témoigner en faveur de leur camarade, mais la Cour les récuse froidement, en application (stricte) de la jurisprudence qui écarte tout témoignage émanant de personnes ayant un quelconque lien de subordination avec les parties en litige… et c'est le cas des ouvriers. «Pas d'autre témoin», demande le magistrat par acquis de conscience ? «Allah chahed» (Dieu est témoin), réplique spontanément l'ouvrier. «Irrecevable sans serment», conclut le juge, en confirmant ainsi l'arrêt de première instance ! Et voilà comment une vie de labeur peut partir en fumée, si l'on fait de la loi une application trop rigide…. Mais tous les juges ne sont pas aussi regardants avec les dispositions légales. Ainsi de cet enseignant licencié après une décennie de bons et loyaux services au sein d'une institution privée, également pour manque de respect envers son supérieur hiérarchique, en fait un simple usage du tutoiement, en général toléré entre enseignants et direction. Sauf que cette fois, ladite direction a considéré cela (pour des raisons obscures) comme une atteinte à ses prérogatives. Devant le juge de première instance, les témoins de l'enseignant sont récusés, au motif qu'un lien de confraternité professionnelle les lie au demandeur. Soit. Comment comprendre alors que le même juge accepte le témoignage des membres de la direction (vice-directeur, responsable des ressources humaines ou gardien de l'établissement), qui bien évidemment se feront un devoir (si ce n'est un plaisir) de confirmer les dires de leur direction : oui, l'enseignant a bien haussé le ton avec la responsable ; oui, il a bien utilisé le tutoiement pour s'adresser à sa hiérarchie… malgré les protestations de l'avocat de la défense, soulevant le fameux lien de subordination, rien n'y fait. Et c'est en toute logique que le magistrat instructeur rejette les demandes d'indemnisation, estimant également que la faute grave était bien caractérisée. Notre enseignant attend avec curiosité la décision de la Cour d'appel qui, en général, se montre plus sourcilleuse dans l'application du droit, et essaye, autant que faire se peut de protéger les intérêts des petits salariés, en butte à des décisions parfois arbitraires de leurs patrons !n