Pour éviter d'être à court de liquidités, ils réduisent les versements sur leurs comptes bancaires. Dans le quartier de Derb Omar, par exemple, les commerçants affirment que la mesure freine leur activité. « Comment vais-je payer 100 DH pour une petite réparation à un électricien qui ne dispose pas de compte bancaire ?», s'interroge cet entrepreneur. Ce genre de soucis est devenu quotidien pour plusieurs chefs d'entreprises. A l'origine, la décision du Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM) d'obliger toute personne patentée, entreprises et commerçants, à utiliser un chèque pré-barré non endossable pour régler leurs dépenses. Derrière cette décision, entrée en vigueur en février et prise suite à une recommandation de Bank Al-Maghrib, l'objectif est de promouvoir la transparence et d'élever le taux de bancarisation. Bien qu'il soit tôt pour jauger la pertinence d'une telle mesure, les effets immédiats vont à l'encontre du souhait des décideurs. On peut même parler de «dégâts» qui sont déjà perceptibles chez les banques. Pour disposer de liquidités, certains ont trouver la parade : ne plus verser toutes les recettes en liquide dans leur compte bancaire. «Je suis désormais obligé de garder en espèces 5 à 10% des recettes pour alimenter ma caisse et trouver de quoi payer les opérations courantes et urgentes», nous confie un jeune entrepreneur. Et ce cas n'est pas unique. Nombre de clients, notamment des PME, ont eu le même réflexe. En d'autres termes, dans l'immédiat, la mesure peut se traduire par un manque à gagner en termes de dépôts. Et ces effets, les responsables dans certaines agences bancaires commencent à le sentir. «Depuis le début de février, nos liquidités ont, en effet, diminué», affirme le directeur d'une agence du centre-ville de Casablanca. Et il semble qu'il n'est pas le seul à observer ce changement brutal du comportement des clients professionnels. De l'avis de plusieurs banquiers, le mouvement est presque général surtout chez les établissements qui ont, parmi leur clientèle, un portefeuille important de PME et petites structures comme les commerces de tout genre. Les clients préfèrent garder de l'argent liquide Un effet inverse dans l'immédiat donc. Les banquiers s'y attendaient un peu. Début mars, les responsables du GPBM, que La Vie éco avait pu joindre à ce sujet, ont bien affirmé que la mesure pouvait occasionner quelques désagréments au début, mais qu'à moyen et long terme elle ne pouvait être que bénéfique pour l'économie du pays. Pour certains observateurs, les inquiétudes des clients pourraient se dissiper lorsque ces derniers s'adapteraient à la nouvelle disposition. «Souvent, les clients sont réticents voire sceptiques vis-à-vis des nouvelles mesures réglementaires. Et celles-ci s'accompagnent généralement, au début de leur mise en œuvre, d'une réaction répulsive», tempère un avocat d'affaires. Cet optimisme n'est cependant pas partagé par tout le monde. Pour des opérateurs, il ne s'agit pas là juste d'un effet immédiat qui va se dissiper mais d'un phénomène qui risque bien de s'aggraver. «Quand les clients se rendront compte de l'importance des conséquences de cette disposition sur leurs activités, ils chercheront automatiquement à consolider leur approvisionnement en argent liquide», analyse Fadel Boucetta, avocat du barreau de Casablanca. Un coup dur pour l'informel et les PME Au-delà de la baisse des dépôts des banques, la directive du GPBM comporte un risque plus inquiétant encore. A défaut de «se bancariser», une part importante des professionnels déjà marginalisée sur le plan économique pourrait se voir pénalisée. De fait, les commerçants et les prestataires de services informels seront exclus d'une offre importante qui émane des personnes morales. Car pour pouvoir faire du business avec des entreprises, notamment petites et moyennes, les petits indépendants, commerçants ou artisans, devront nécessairement disposer d'un compte bancaire. La directive du GPBM incitera-t-elle cette catégorie professionnelle à rejoindre le circuit bancaire ? Difficile de se prononcer. En tout cas, le pari de capter cette clientèle qui échappait jusque-là aux banques n'est pas facile à gagner. D'abord, parce que les capacités financières de cette cible sont tellement limitées et inconstantes qu'elles ne lui permettent généralement pas d'ouvrir un compte. Et surtout parce que le service offert par la banque a un coût que tous ne sont pas prêts à payer eu égard à leurs maigres recettes. Mais quand bien même ces professionnels informels arrivent à surmonter cet obstacle d'ouverture de compte bancaire, se posera alors un autre non moins important. En se conformant aux nouvelles directives du GPBM, ces nouveaux clients verront le délai de paiement (ou d'encaissement) s'allonger. Auparavant, ils percevaient leur argent en espèces sur le champ. Dorénavant, avec le chèque barré et non endossable, ils ne pourront y avoir accès que deux jours plus tard, et ce, dans les meilleurs des cas. «Cela peut aller jusqu'à cinq jours ou plus si l'opération coïncide avec les week-ends ou des jours fériés», observe le patron d'une moyenne entreprise. Un manque à gagner en termes de trésorerie qui pénalise non seulement les petits indépendants mais également les PME. Le chèque de plus en plus boudé à Derb Omar Dans le célèbre quartier commerçant de Derb Omar, à Casablanca, le chèque est déjà très peu utilisé dans les transactions commerciales. Il faut dire qu'il n'y a jamais eu la cote en raison des «problèmes de règlement et d'incidents liés au manque de provisions», rappelle ce commerçant d'articles ménagers. Selon des estimations que nous n'avons pu recouper avec les banquiers, 5 % seulement des transactions qui se font à Derb Omar donnent lieu à un paiement par chèque. «Et ce n'est surtout pas avec cette disposition qu'on changera notre comportement, bien au contraire, avec une telle restriction le chèque disparaîtra définitivement», souligne un autre commerçant du quartier. Les commerçants redoutent par ailleurs d'autres conséquences plus graves. Ils craignent que cette disposition freine l'activité commerciale. L'Union générale des entreprises et des professions (UGEP) exprime les mêmes inquiétudes. Le problème c'est que la nouvelle «réglementation» intervient dans un contexte difficile. «Au moment où notre activité économique est au plus bas, cette mesure risque d'aggraver la situation», déplore un commerçant de Derb Omar. Le DG d'une entreprise de distribution de médicaments y voit tout simplement d'«un excès de zèle surtout lorsque cette mesure intervient dans le contexte économique actuel». Cependant, s'interroge un banquier, «doit-on refuser de moderniser l'environnement des affaires sous prétexte de se prémunir coûte que coûte contre les risques de non-paiement ou pour se soustraire au paiement des impôts ?». Cette même source présume que ceux qui veulent décrocher de grosses affaires ou gérer en sous-traitance des marchés de grandes entreprises, privées ou publiques, seront obligés de se conformer aux nouvelles règles. On peut aussi ajouter que la célérité de la justice dans les affaires de chèques sans provision permettra certainement de restaurer la confiance.