Le Makhzen est avant tout un phénomène ethnoculturel qui persiste au fin fond de l'imaginaire des Marocains. C'est devenu un vocable passe-partout : Makhzen, Makhzen, Makhzen… Des officines de la nomenclatura d'Alger à la stratosphère social-populiste, en passant par le nihilisme sévissant au sein des réseaux sociaux, chacun y va de sa remontrance anti-makhzénienne. Or, le Makhzen est peut-être le vocable le moins intelligible des littératures politique et juridique marocaines. Il constitue (et constituera longtemps), selon moi, un sujet emblématique de la schizophrénie endémique qui caractérise tout à la fois la société tiraillée entre tradition et modernité et donc le système politique marocain. Qui est-il donc ce Makhzen ? Quelles sont ses composantes? Où se terre-t-il ? Politologues, sociologues et anthropologues ont longtemps tenté de dimensionner et fixer les contours du Makhzen. La majorité d'entre eux finirent par se rendre à l'évidence : le Makhzen est avant tout un phénomène ethnoculturel qui persiste au fin fond de l'imaginaire des Marocains. En faire l'exact synonyme de la personne royale équivaudrait à aller vite en besogne. Le choix du Sultan Abdelhafid au détriment de Abdelaziz, l'exil de Mohammed Ben Youssef ou les deux coups d'Etat (1971/1972) contre Hassan II attestent de l'implication d'au moins une partie du Makhzen dans la déstabilisation du monarque en place. En somme, si le Makhzen n'a pas de visibilité profilistique, il a, en revanche, une adresse. Oui, oui, une adresse : c'est bel et bien au cœur de notre inconscient et même notre subconscient collectif qu'il réside. Il en constitue même le rhizome. Le plus miséreux de nos compatriotes commande à tout bout de champ à sa femme, à ses enfants ou à ses subordonnés de se dépêcher de le servir. C'est une posture seigneuriale qui résiste vaillamment aux quatre vents de la modernité. Samedi dernier, je fus acculé à assister à un mariage organisé dans une prestigieuse salle des fêtes à Marrakech. Tout au long de la cérémonie, tous les ingrédients de l'apparat seigneurial sinon monarchique furent alignés: le «Trône» où l'on installa les mariés, l'arrivée du marié sur un cheval blanc entouré d'une comparse d'hommes noirs en djellabas blanches dûment coiffés de chéchias rouges makhzéniennes et tenant un gigantesque parasol au-dessus de la tête de celui qu'on ne cesse d'appeler «Sid Soltane», la couronne de la mariée, le palanquin où l'on balada chacun des deux mariés. Il y eut également la fameuse intonation «Sla ou slam...!» qui ressemble étrangement à celle de «Allah y barak fa 'mar Sidi !» Il existe chez les Marocains un mot qui résume ce mental seigneurial. Ce mot fait appel à l'une des constantes de l'architecture hispano-mauresque marocaine : alqobba (le dôme). C'est ce «syndrome de la qobba» qui précipite depuis quelques décennies des milliers de nos compatriotes forts de leurs «chokkaras», mais en mal de reconnaissance, vers les fonctions électives locales ou nationales. Elus, ils offrent au public un profil makhzénien plus ou moins abouti. Le «m'as-tu-vu» marocain est éminemment makhzénien, en effet. Loin de vivre pour soi et exclusivement pour les siens propres, on vit pour épater le regard de l'autre : le salon est interdit aux enfants, parce que réservé aux invités ; la couleur noire trône sur le parc national de voitures, notamment les limousines et les 4X4; le mimétisme vestimentaire consistant à copier les tenues du Monarque ; le «nous» qui persiste à ne pas céder la place au «je», fut-ce parmi les couches populaires, etc. Ajoutons à tout cela le large éventail des rituels de l'islam maraboutique marocain que traverse une sacralité impérieuse sinon impériale. En vérité, le mot «Makhzen» dont le sens historique de «dépôt» est connu de tous a été tellement galvaudé et tellement usité à tort et à travers que l'on oublie son indéracinable immersion au fin fond du mental marocain, comme en témoignent les comportements, les attitudes, les postures, les réflexes et l'ensemble du paraître dans les mosquées, les réunions de famille, les fêtes religieuses, les mariages, les veillées mortuaires, la circoncision, l'enterrement, etc. Qu'est-ce à dire ? Le «Mekhzen mental» qui est le support vital de l'«Etat profond» habite le socius autant que le mundis imaginalis du Marocain. Toute analyse de l'interaction des pouvoirs au sein du Royaume qui n'intègre pas cet aspect mental si rhizomique n'a aucune chance d'approcher la justesse. En attendant, cessons de nous envoyer, à tort et travers, le vocable «Makhzen» sur la figure! Cela frôle souvent le ridicule !