Pourquoi les Marocains sont-ils des adeptes du «tout gratuit»? Notre culture semble incrustée dans des stéréotypes à l'image de «biliki» et «fabor». Quels sont les causes qui dictent ces comportements «contagieux» dans notre société? Connaissez-vous dans votre entourage un seul Marocain qui, à la faveur d'un déménagement, ait pris la peine de faire appel à une société spécialisée dans ce type de transports ? Pour déménager, on mobilise son réseau relationnel tous azimuts. Chacun transportera une partie des cartons et un ou deux meubles. Au plus, on sacrifiera trois ou quatre centaines de dirhams à la location d'une «Honda». Cela tient à un esprit soupçonneux qui vient des ténèbres de l'ère de la «Siba». Au fin fond de l'imaginaire marocain, subsiste le substratum d'une méfiance viscérale vis-à-vis d'autrui, du temps (z'man) et de l'espace. Cet exemple, en soi anodin, se retrouve à toutes les étapes de notre vie, tant la société s'est installée dans l'une des formes les plus malsaines de l'assistanat. Dès son jeune âge, le Marocain apprend les rudiments de la quémande. Tôt le matin, avant de regagner l'école coranique, il faisait un détour auprès du marchand de beignets pour bénéficier de la «abbassia», une offrande de petits beignets ronds que le marchand servait aux premiers clients, afin d'exciter la rentabilité journalière (razq). Toutes les couches sociales touchées Plus tard, on apprendra à se pointer le vendredi devant les mosquées pour se goinfrer du couscous offert par les généreux croyants. Adulte, le Marocain devient, de facto, éligible à tous les dons, à toutes les aumônes, à toutes les aides et à tous les soutiens. Les armées de mendiants et de vendeurs à la sauvette qui harcèlent les automobilistes à chaque carrefour de nos villes sont le produit de cette culture du «biliki», devenue systémique. Toutes les couches sociales de notre pays sont touchées par ce vice. Jusqu'à nos élites politiques qui, durant des décennies, à la faveur d'une conjoncture institutionnelle particulièrement difficultueuse, ont bénéficié des largesses de Feu Hassan II. Ces élites ont avalé des dizaines de milliers d'hectares de bonne terre sans vergogne aucune, puisqu'elles considèrent ce «barouk chorfa» comme un dû. L'exemple le plus emblématique est probablement celui des agréments de cars, de taxis et autres carrières. Les demandes d'agréments de toutes sortes se comptent par dizaines de millions. Le Roi Mohammed VI en reçoit directement ou indirectement des milliers chaque jour. Les stratagèmes visant à remettre ces requêtes en mains propres ne se comptent plus. Au point que le nombre de faux pauvres, de faux handicapés et même de fausses victimes des années de plomb, ne trouve plus de limite. Sommes-nous devenus ce peuple «Ara» (donne-moi) qui a perdu tout sens de la dignité ? «Mendier n'est plus honteux, voilà la catastrophe. Cela est entré dans les mœurs, au point où la pudeur est devenue synonyme de lâcheté. Rencontrer un wali, un ministre, un capitaine d'industrie ou même un cousin aisé est une aubaine. Cette rencontre n'est concevable qu'à l'aune d'un don, d'un service indu, d'une largesse», nous dit le sociologue Fouad Harmali (chercheur à l'INED, professeur à l'ESSS). De l'électricité aux fruits et légumes Pire : même le devoir citoyen suprême qu'est le vote est entaché de cette attitude mesquine (au sens premier du terme, puisque le mot provient de l'arabe «miskine»). Aussi, des réseaux entiers voués au culte de la gratuité se sont-ils installés dans notre pays. Ils campent dans toutes les couches sociales, tous les secteurs économiques et sur tout le territoire national. L'informel y règne en maître absolu. Ainsi, un nombre incalculable de fonctionnaires, fussent-ils des plus hauts, ne dépensent pas un centime pour l'alimentaire et, parfois même, pour leurs besoins courants : des milliers d'entre eux ne paient même pas leur consommation en eau, en électricité ou en appels téléphoniques. Le culte de la gratuité veille. Dès poltron minet, nos marchés de gros expédient des quintaux de fruits et de légumes en direction des demeures de certains hauts responsables de la ville. Nos abattoirs font de même. Du temps où Youssef Basri, le neveu du défunt que l'on sait, trônait sur le marché de gros de Casablanca, des pick-up bondés de fruits et légumes les plus somptueux se déplaçaient chaque jour à Rabat pour livrer non seulement le puissant ministre d'Etat, mais aussi une bonne vingtaine de hauts responsables du Royaume. Jusqu'à ce jour, nombre de patrons de bars et de restaurateurs se plaignent des «descentes» des agents des DAG et, surtout, des RG qui, non seulement consomment gratis en compagnie de leurs amis, mais repartent avec quelques bouteilles, sans compter la sempiternelle enveloppe hebdomadaire ou mensuelle. «Syndrome de la pénurie» Notre propre métier n'échappe point à cette règle du «biliki». En contrepartie d'un article laudateur, certains de nos confrères ont pris leurs aises avec la déontologie. Ils n'hésitent pas à solliciter l'intervention des responsables publics ou privés pour s'emparer d'un passe-droit. Les plus véreux vont jusqu'à l'enveloppe. Un trait de caractère qui empoisonne le pays comme un mal incurable. Les relations sociales deviennent de plus en plus vénales. Ainsi, un MRE qui souhaite rendre visite à sa proche ou lointaine famille doit s'armer de toutes sortes de cadeaux (tissus, ingrédients culinaires, parfums, etc.). Que de fois avons-nous entendu tel ou tel concitoyen se lamenter du fait que l'un des siens, MRE de son état, ne lui ait même pas offert un paquet de thé ! Le vice ne réside pas tant dans la mauvaise qualité du thé marocain que dans le fait que le thé offert est gratuit. Tout simplement. Cette attitude participe de ce que John Waterbury avait appelé le «syndrome de la pénurie», ce cousin germain de la peur du manque. En vérité, ce culte du «fabor» - une hybridation phonique du mot «faveur» - est l'enfant légitime de la cupidité. Pas n'importe laquelle, toutefois. Ce type de cupidité insulte l'intelligence de l'autre, parce qu'il ambitionne de le flouer, le rouler, l'instrumentaliser. «Ne rate point une tortue, ne serait-ce que par un simple coup de dent», dit l'adage marocain. Cette approche nous vient des temps immémoriaux où la tribu et le clan dictaient le mode de vie commun, voire communautariste, selon les règles de la société seigneuriale. Droit d'aînesse, patriarcat et machisme impliquaient une soumission, une dépendance vis-à-vis de l'aîné, du père, du mâle. L'anthropologue Hassan Amillat (voir interview) démonte le mécanisme en soulignant le rôle du «makhzen-père» dans la confection de ce mental pétri d'assistanat. Mépris pour l'immatériel Ce mental constitue aujourd'hui probablement le principal obstacle à l'émergence d'un individu libre et -surtout- responsable. Or, cette émergence conditionne l'accession à une modernité assumée et à une authentique démocratie. «En Occident, tout ce qui est gratuit est considéré comme étant soit suspect, soit sans valeur. Aux antipodes donc de notre conception du don. Outre-Méditerranée et outre-Atlantique, un don est encadré par des lois et des règlements draconiens. Chez nous, la gabegie se nourrit des dons indus par le biais du népotisme, du copinage et des mœurs corruptives», explique Harmali, un adepte de l'école pasconienne. Même dans les sphères supérieures, la pratique du «biliki» constitue la règle. «Lors d'un dîner, Untel m'a retiré une chevalière du doigt pour, m'a-t-il dit, la voir de plus près. Il l'a aussitôt enfilée à son doigt et m'a remercié pour le cadeau», raconte un député. Il parlait de l'un des plus vieux – sinon du plus vieux – leader politique du Maroc indépendant, par ailleurs grand propriétaire terrien. C'est dire la boulimie du gratis qui s'est emparée des attitudes, des comportements et, avant tout, des esprits. Les plus illustres compris. Mais il est un aspect du culte de la gratuité qui est autrement plus périlleux. En effet, les valeurs immatérielles sont méprisées par le commun de nos concitoyens, alors même que nous vivons dans un monde marqué par l'émergence de la société du savoir et de l'information. Un concept susceptible transformer un entrepreneur en milliardaire trouve souvent, sous nos cieux, sa place dans le panier à ordures. Une œuvre musicale sublime conduit son auteur à la misère plutôt qu'à la célébrité. En résumé, force est de constater que des secteurs économiques porteurs sont minés en amont par cette culture d'«ara Allah ikhallik» (donne-moi, s'il te plaît) qui bloque des centaines de milliers d'emplois, principalement dans les services. Face à cela, l'école, la société civile et le droit demeurent impuissants. Jusqu'à quand ? Il est le patron d'un système unique dans le monde, celui des moqaddems et des chioukhs. Chaque jour, il dispose d'une masse d'informations sur le vécu quotidien des citoyens. De plus, il assure l'interface entre l'autorité de tutelle et les élus. Il est craint, courtisé et choyé. Grâce à ce statut, il peut assurer une rente quotidienne équivalente ou même supérieure à son salaire mensuel. Un salaire qu'il n'entame jamais et qui s'accumule au côté du pactole quotidien récolté auprès de toutes sortes de professions (élus, mouhtassibs, tenanciers de bars et de restaurants, caïds et chioukhs, etc.) Il ne paie même pas les factures d'eau et d'électricité. Il bénéficie en priorité des offres alléchantes des opérateurs de GSM. Ses deux enfants sont inscrits gratuitement dans l'institution scolaire la plus cotée de la ville. Tous les programmes immobiliers publics, sociaux de préférence, lui profitent, grâce aux dizaines de prête-noms dont il dispose à sa guise. Les grossistes en viandes, en poissons et en fruits et légumes le livrent quasi quotidiennement… à l'œil. Même les boîtes de cigares qu'il affectionne particulièrement et les parfums signés, lui sont gracieusement offerts. Véritable carrefour de la puissance publique, il interfère, intervient et intercède dans tout ce qui se vend et qui s'achète dans la ville. Sa femme peut allègrement se faire masser, coiffer et cajoler dans les fitness les plus huppés sans débourser le sou. Ses enfants fréquentent tous les clubs de la ville (équitation, tennis, golf etc.) sans que cela donne lieu à une cotisation quelconque. Un homme béni du… diable, en somme. Le burnous du makhzen le protège contre le manque. Contre le moindre compte à rendre aussi. Il peut recommander la fermeture d'un restaurant, d'un bar, d'une boîte de nuit, d'une maison d'hôtes ou d'une épicerie. Il tient la ville par les boyaux. Toutes les connexions malsaines Pourtant, depuis l'indépendance du pays, pas un seul chef de DAG n'a été jugé et jeté en prison. Ces commis de l'Etat en savent trop. Ils constituent le rhizome de toutes les complicités locales douteuses, toutes les connexions malsaines. Quel gouverneur ou wali oserait traduire son chef de DAG en justice ? Cela ressemblerait à une auto-accusation. Non pas que «la préfectorale» soit totalement pourrie dans notre pays. Mais le système lui-même est vicié à la base. Les «omelettes» commandées par les walis et gouverneurs donnent obligatoirement lieu à des casses d'œufs, parfois particulièrement musclés. C'est de là qu'un chef d'une DAG tire son autorité, pour ne pas dire son pouvoir. Il lui suffirait d'une signature pour rompre l'équilibre socioéconomique ou politique d'un quartier, d'un arrondissement ou d'une circonscription. Notre chef de DAG a dû accumuler une grosse fortune durant les quatre années passées à ce poste. Il peut aujourd'hui se passer du fonctionnariat et s'en aller commercer à sa guise. Le Makhzen qui l'a comblé ne se trouve point à Rabat. Il réside au fin fond de notre imaginaire seigneurial pétri de fatalisme. Un tel imaginaire demeure rétif à la transparence, à la bonne gouvernance, à la raison, au droit positif, bref à la modernité. A méditer. ■