Les problèmes de Legler, Settavex et Fruit of the loom suscitent des inquiétudes à propos de toute la filière. Contrairement à ce qui est avancé, les importations n'ont pas augmenté. Démantèlement tarifaire, coût des facteurs de production, concurrence de la sous-facturation… Ce qui pose problème. La filière amont est-elle en danger au Maroc ? La question mérite aujourd'hui d'être posée. Et pour cause, trois poids lourds de la filière traversent une zone de fortes turbulences. Legler, du groupe Senoussi, a ouvert le bal en annonçant, le 19 octobre, sa mise en redressement judiciaire (lire La Vie éco du 23 octobre). Au même moment, un autre gros tisseur, l'américain Fruit of The loom, se trouve confronté à un grave conflit social favorisé par une mauvaise conjoncture et une baisse de l'activité qui l'ont conduit à envisager une réduction de ses effectifs. Puis, plus récemment, c'est Settavex, une entreprise qui tourne pourtant bien, dont la maison-mère en Espagne, Tavex, a lancé des signaux d'alarme signifiant l'éventualité d'une délocalisation d'une partie des activités de sa filiale marocaine dans un autre pays, probablement la Turquie. A ces trois cas, il faut ajouter la montée au créneau, il y a deux semaines, de certaines entreprises de tissage et de filature, de surcroît membres de l'Association marocaine de l'industrie textile (Amith). Leur objectif : exprimer leur mécontentement vis-à-vis de l'Amith qu'elles accusent de ne pas avoir suffisamment prêté attention à leurs doléances. Les patrons de ces entreprises indiquaient alors qu'ils avaient attiré l'attention de l'association sur leur situation et sur les problèmes sérieux menaçant la filière amont : démantèlement tarifaire, montée inquiétante des importations de tissus, détérioration de la compétitivité du tissu marocain face aux produits importés d'autres pays, notamment de Turquie…, autant de problèmes sur lesquels les industriels souhaitaient justement interpeller le ministre de l'industrie et du commerce. Sauf que, selon eux, l'Amith n'a pas joué son rôle de courroie de transmission. Contactés par La Vie éco, certains d'entre eux n'hésitaient pas à pronostiquer la mort de la filière amont. S'agit-il d'un alarmisme exagéré ? Ou, effectivement, la filière est-elle réellement menacée de disparaître à terme ? Les importations n'ont pas explosé contrairement à ce que l'on prétend Pour y répondre, d'abord des chiffres, à commencer par ceux des importations de tissus de coton et de fibres synthétiques utilisés dans la confection. A fin septembre 2009, le Maroc en a importé l'équivalent de 3 milliards de DH, soit une baisse de 17,6% par rapport aux neuf premiers mois de 2008, et la baisse concerne aussi bien le coton que les fibres synthétiques. En revenant plus en arrière, pour toute l'année 2008, ces mêmes importations ont atteint 7 milliards de DH contre 7,7 milliards en 2007, soit 10% de moins. Le tissu de coton, principal enjeu, étant en baisse, alors que les achats de synthétique stagnaient. En remontant plus loin dans le temps (jusqu'à 2003), on constate que lesdites importations étaient de loin supérieures au niveau d'aujourd'hui, ce qui démontre clairement que la production locale a trouvé sa place dans la filière textile. A priori donc, l'argument avancé par certains quant à une éventuelle montée inquiétante des importations de tissus et fils ne tient pas. Pour autant les défenseurs de cette thèse n'en démordent pas et expliquent qu'en fait «c'est la sous-facturation qui pose problème dans le sens où les chiffres déclarés officiellement ne reflètent pas la réalité». En tout cas, à la CGEM, il est indiqué que ce phénomène figure parmi les aspects auxquels il faudra sérieusement s'attaquer. Si les importations n'ont pas particulièrement explosé, d'autres industriels mettent en avant le démantèlement tarifaire comme l'une des causes de la mauvaise passe actuelle, à l'image de ce qui est arrivé à Legler. Pour le patron d'un grand groupe de la place, qui a requis l'anonymat, l'ouverture des frontières et la réforme tarifaire expliquent en grande partie les problèmes que rencontrent actuellement certains industriels de l'amont. Un avis que ne semblent pas partager beaucoup de ses pairs, à leur tête le président de l'Amith, Mustapha Sajid. Pour ce dernier, les problèmes de l'amont ne proviennent pas de la réforme tarifaire, mais plutôt du secteur informel local et des importations en sous-facturation de pays asiatiques à des prix défiant toute concurrence. Et M. Sajid d'ajouter que les industriels qui dénoncent le démantèlement tarifaire se trompent de bataille. Il est plutôt utile, selon M.Sajid, de «signaler l'absence de mesures d'accompagnement de la part des pouvoirs publics». Des mesures de soutien Parmi les mesures souhaitées par l'Amith : des normes de l'étiquetage, le contrôle de la sous-facturation et des importations en sous-déclaration, la non-traçabilité des produits et la régulation du marché. Concernant ce dernier point, les industriels appellent unanimement à l'organisation de la distribution. Le patron de Settavex, Badr Kanouni, souligne, pour sa part, qu'il faut aujourd'hui «des mesures d'appui pour gérer cette crise. Il est vrai que les mesures annoncées sont davantage orientées vers la confection, mais on peut toujours rectifier le tir». M. Kanouni retient la nécessité de revenir à des mesures importantes du contrat-programme signé en 2005, notamment l'incitation à la diversification et l'application du tarif fonctionnel de l'électricité. Et c'est peut-être là que réside la principale faiblesse du secteur : le coût des facteurs de production. Pour s'en convaincre, encore des chiffres. Cette fois-ci c'est un benchmark réalisé en juin 2008 par le ministère de l'industrie et du commerce qui apporte un éclairage. Le travail, très minutieux, a consisté à comparer le Maroc à quatre autres pays que sont l'Egypte, la Tunisie, la Roumanie et la Turquie sur quatre principaux critères : les coûts salariaux et sociaux, le coût de l'énergie, celui du transport et de la logistique et, enfin, la pression fiscale. Avec un Smig de 164 euros et des cotisations sociales moyennes de 41,64 euros, le coût horaire de la main-d'œuvre marocaine est manifestement le plus élevé. Pour l'énergie, il l'est également avec 0,092 dollar le Kw/h contre 0,070 en Turquie, 0,055 en Egypte et 0,047 en Tunisie. Sur le volet du transport, l'aller-retour d'une remorque de 16 mètres de long entre l'Europe du Nord et Casablanca coûte en tout 6 500 euros contre 5 600 euros à partir de Souss en Tunisie et 4 200 euros pour Bucarest en Roumanie. Enfin, en matière de fiscalité, en matière aussi bien d'IR que d'IS le Maroc reste plus contraignant. Des subventions comme en Egypte et au Pakistan Si ces chiffres, en effet, se passent de tout commentaire, il n'en demeure pas moins qu'ils soulèvent peut-être la vraie problématique du secteur. Avec un tel handicap au niveau des coûts, la filière de l'amont peut-elle être pérennisée ? Sur ce point, une fois n'est pas coutume, les professionnels de tous bords sont d'accord : les pouvoirs publics, le gouvernement précisément, devront prendre des mesures pour y remédier. Pour ce faire, proposent certains, il ne s'agit pas de réinventer la roue : il n'y a qu'à voir ce que font d'autres pays concurrents comme l'Egypte et le Pakistan, par exemple. «Le gouvernement doit accorder des subventions et agir sur le levier de change notamment à travers une parité adaptée à l'industrie textile», propose un industriel. Pour autant, les industriels se refusent de rejeter la responsabilité entièrement sur l'Etat. A l'image du président de l'Amith qui estime que «les entreprises doivent investir davantage pour se diversifier, se structurer, s'organiser et pouvoir offrir ainsi des produits à plus forte valeur ajoutée et compétitifs». Le patron d'une grande unité de filature abonde dans le même sens : «Les entreprises de l'amont doivent s'intégrer et évoluer vers le segment des produits finis, d'une part, et, d'autre part, elles doivent diversifier aussi bien leur offre que les marchés. De plus, il estime que la filière passe par une période difficile en raison de la conjoncture de crise, mais cela ne revient pas à remettre en question l'avenir ou le devenir de l'amont». Des cas de réussite viennent confirmer cet argument. Le groupe Alami à Meknès, grâce à l'intégration de ses entreprises, a pu se positionner sur les marchés étrangers. Il y a aussi le cas Sefita qui, suite à sa restructuration, a pu décrocher des contrats de partenariats avec des tisseurs français. Abandonner la filière, l'erreur à ne pas faire Au final, indépendamment du cas Legler, que certains imputent plus à des problèmes de gestion interne qu'à des facteurs de l'environnement (voir encadré), la majorité des industriels s'accorde à dire que les difficultés actuelles ne signifient nullement que l'amont du textile est condamné. Au contraire, explique l'un d'entre eux, «ce serait une grave erreur que de penser à abandonner toute la filière sous prétexte qu'elle n'est pas compétitive». Faut-il rappeler qu'au lendemain du démantèlement de l'accord multifibre, en janvier 2005, c'est bien l'implantation de grands spécialistes du denim au Maroc qui avait en grande partie sauvé le secteur du jeans et de la confection. Et c'était justement à la suite de cet épisode que le gouvernement Jettou avait décidé, en concertation avec les professionnels, d'encourager de gros investissements dans la filière amont dont celui de Legler et Fruit of the loom. «Si à cette époque-là les fabricants de jeans et de tissu s'étaient installés en Tunisie ou en Egypte, les donneurs d'ordres les auraient naturellement suivis et c'est tout le secteur qui se serait véritablement effondré», analyse un professionnel. Aujourd'hui, le gouvernement est de nouveau attendu pour apporter son appui au secteur. Le fera-t-il ? Et de quelle manière ? Interrogé à ce sujet, le ministre de l'industrie et du commerce, Ahmed Chami, indique que «la situation n'est pas dramatique et que de grandes entreprises de la filature et du tissage sont même en train de lancer de gros investissements pour se diversifier». Pour l'heure, en tout cas, il n'y a pas encore de mesures concrètes à l'étude mais le ministre assure que l'Etat se penchera sur la question quand la situation l'exigera.