Le géant du textile risque de mettre la clé sous le paillasson et entraîner une réaction en chaîne dans la finance et l'industrie. «Tu me donnes 10 000 titres BMCE contre 10 000 soutiens gorges ?». Cette blague de potache que font circuler depuis quelques jours les traders dans les salles de marché de Casablanca, faisant allusion à la déconfiture du groupe Senoussi, très présent dans la lingerie fine, et de ses répercussions sur le système financier, la bourse et l'industrie, ne fait pas sourire tout le monde. Et pour cause, le «colosse du textile», comme le désignait encore récemment avec enthousiasme la presse, né en 2004 d'une joint-venture d'Atlantic Confection avec Legler Spa, le conglomérat italien centenaire, vient d'être brutalement soumis à une procédure de redressement judiciaire qui pourrait avoir des conséquences dramatiques et dont l'effet domino n'est toujours pas encore totalement cerné, tant ses ramifications toucheraient un pan important de l'économie nationale. Les chiffres déjà avancés donnent le tournis. On parle d'un engagement total qui frise avec les 2 milliards de DH, dont l'essentiel serait irrécouvrable auprès des banques et des investisseurs institutionnels. Badreddine Senoussi, un homme d'Etat dans…le coton. Président du groupe Atlantic, Badreddine Senoussi, décoré Officier de l'Ordre du Trône en plus de plusieurs décorations étrangères a eu une vie politique intense sous Hassan II, avant d'embrasser le business. Ce juriste de formation et homme de lettres avait débuté sa carrière au Haut Tribunal chérifien en 1956. Chargé de mission au ministère de la Fonction publique, puis secrétaire général de la Régie des Tabacs avant d'occuper les fonctions de chef du cabinet royal (1963-1964), il est nommé en 1966 ministre des Postes et Télécommunications pour 4 ans avant d'être ministre de la Jeunesse, des Sports et des Affaires sociales chargé des relations avec le Parlement de 1970 à 71. Il a aussi été président de la Commission des Affaires étrangères et de la Coopération à la Chambre des Représentants et président du Conseil municipal de Rabat-Youssoufia dans les années 80. Senoussi, dit « le blanc » pour le différencier de son alter ego diplomate aux Nations Unies, a également été Ambassadeur du royaume à Washington, Téhéran et Londres. Dans l'industrie, avec ses deux fils Driss et Othman, il bâtit un empire industriel dans le textile qui, pendant les années fastes du secteur, tient le haut du pavé à l'export vers l'Europe et les marchés anglo-saxons. Mais bientôt, cette corne d'abondance qui a fait du Maroc un dragon du fil allait se tarir avec la fin du protectionnisme et du fameux Accord Multifibre (AMF). Les installations industrielles de Legler Maroc avaient été inaugurées en grande pompe fin 2006. En tout un investissement de 1,2 milliard de DH a été mis à contribution. Il a été financé conjointement par un consortium bancaire et par une aide accordée par le gouvernement. Tapis rouge de l'Etat pour sauver le textile Le projet Legler Maroc du clan Senoussi devait alors constituer un modèle de parade à un environnement concurrentiel devenu sauvage avec la déferlante de la confection asiatique, de la vigueur des unités tunisiennes et de l'ouverture de l'Europe aux anciens pays de l'Est. Les Senoussi font alors appel en 2004 à l'italien Legler, un donneur d'ordres traditionnel qui leur a toujours trouvé des débouchés au cœur de l'Union Européenne. Le partenariat consistait en un complexe industriel intégré de 16 ha dont 8ha couverts, implanté dans la zone industrielle de Skhirat et composé d'une unité de tissage du Denim (le tissu de confection du jeans) d'une capacité de 24 millions de mètres et d'une filature produisant plus de 9.000 tonnes par an. Le coût d'investissement avait atteint plus d'un milliard de DH, dont au final, 66 % seront financés par un pool de banques, dont BMCE Bank et Attijariwafa bank sont les chefs de file et comprenant la Banque centrale populaire, la Banque populaire de Rabat et le Crédit du Maroc. Avant de faire appel au secteur bancaire, la joint-venture ne sera envisagée que dans le cadre des avantages octroyés par l'Etat dans le cadre du Plan Emergence concocté par le gouvernement Jettou. «Auparavant, nos actions s'inscrivaient dans le cadre de l'ancien contrat-programme. Peu adaptées aux réalités du secteur, les mesures préconisées alors, comme les exonérations des charges sociales et la réduction des prix de l'électricité, n'ont pas eu d'effet. Aujourd'hui, nous avons changé notre fusil d'épaule. Notre intervention concerne l'amont du textile en vue de l'intégrer», avait affirmé au moment du lancement du projet l'ancien Premier ministre Driss Jettou à l'Economiste. Pour ce faire, de nouvelles incitations et mesures d'encouragement ont été établies atteignant jusqu'à 20% de l'investissement global. Grâce à cette démarche, l'Etat ambitionnait d'attirer des acteurs majeurs du textile au niveau mondial dans le but de jouer le rôle de locomotive pour tout le secteur textile. C'est l'euphorie, Legler Maroc sera le plus grand projet de textile intégré dans le monde arabe et dans le pourtour méditerranéen. «Son installation est à mettre à l'actif des mesures adoptées par le gouvernement. Legler est notre fournisseur en Jeans depuis 10 ans, mais c'est seulement au moment où la nouvelle démarche a été adoptée qu'il a décidé de s'implanter au Maroc», expliquera, confiant Driss Senoussi, D.G de Legler Maroc aux médias. Et pour cause, la société a bénéficié d'un terrain domanial, d'une prise en charge partielle par l'Etat des dépenses d'infrastructure externe, y compris la station d'épuration et le terrassement ainsi que de 20% du coût de formation professionnelle. Une contribution du Fonds Hassan II pour le développement économique et social à hauteur de 10% du montant d'investissement a également été apportée pour l'acquisition du terrain et d'équipements neufs ainsi que la construction des bâtiments. La convention d'investissement de Legler Maroc avec l'Etat est signée en octobre 2004. Face aux sollicitations pressantes des textiliens, elle sera étendue à d'autres facilités, dont le leasing en 2005. Legler Maroc, Settavex et Fruit of the Loom en seront de facto bénéficiaires. Ces trois projets textiles, fers de lance de la stratégie voulue par Jettou, puis par Mezouar (ministre du Commerce et de l'Industrie à l'époque), absorberont à eux seuls, en un an, 43% de l'enveloppe disponible du Fonds Hassan II. Rien n'est trop beau pour damner le pion à la Tunisie, voire la Chine. Hassan Bernoussi, alors directeur des Investissements s'était à l'époque montré très rassurant dans une déclaration à la MAP, affirmant que «le textile doit coûte que coûte, s'orienter plus vers l'amont (la fibre et le fil), au lieu d'être façonnier, ce qui permettra plus de valeur ajoutée avec la production de la matière première». Pour Bernoussi, gouvernement et professionnels de ce secteur ont agi, de concert, pour adapter les mesures incitatives existantes en matière de promotion des investissements étrangers. « Une passe difficile » ou un bug généralisé ? Cela pourtant n'aura pas suffi pour que le projet se développe sans accrocs. L'engouement de cette filière pour les opportunités que représentait l'Accord de libre échange (ALE) avec les Etats-Unis est retombé comme un soufflé avec la crise mondiale. Pire, les coûts générés par la structure des charges dans le textile font que le Maroc est loin d'être compétitif à l'international. Driss Senoussi qui tablait sur un chiffre d'affaires consolidé de l'ordre de 2,3 milliards de DH en 2007-2008 devra déchanter. Selon une étude comparative récente, le coût horaire de la main d'oeuvre est de 3,07 dollars au Maroc contre 2,28 dollars en Tunisie et 1,1 dollars en Egypte. L'écart est encore plus important par rapport à d'autres concurrents lointains notamment l'Inde, la Chine, le Bengladesh ou encore le Vietnam où le coût horaire varie entre 0,30 et 0,71 dollar. «Aujourd'hui, nous ne tenons plus compte de la compétitivité de la main-d'œuvre dont la cherté est malheureusement une réalité économique. C'est un choix politique contre lequel les opérateurs ne peuvent rien !», s'inquiétait déjà Driss Senoussi il y a à peine un an. «Le coût horaire est mort au Maroc !», s'exclame un opérateur, qui lui aussi estime que le nœud du problème et non pas d'octroyer des billes à l'entrée pour les investisseurs étrangers déjà sonnés en Europe, mais de revoir la politique macro-économique de l'Etat dans son ensemble. Que valent en effet des actifs bradés, des usines High-tech, si l'économie demeure sous capitalisée avec un Dirham surévalué ? Dépités, les textiliens glissent un à un vers des secteurs ou la spéculation leur assure un transfert de richesse mais qui constitue en réalité un moteur de croissance à haut risque. Bank Al-Maghrib le craint et le rappelle régulièrement dans ses notes de conjoncture : le coût d'opportunité d'un basculement de l'industrie vers la bourse ou l'immobilier comporte des facteurs de risque aggravants, notamment lorsque les métiers à forte valeur ajoutée n'ont pas encore pris le relais. Legler Spa était moribonde depuis…2003 ! Cette situation augurait d'un divorce entre le groupe Senoussi et Legler Spa. Février 2008, les italiens plient bagage après avoir refusé de participer aux trois augmentations de capital intervenues en 2006 et 2007 le faisant passer de 50 à 300 millions de DH. Legler SPA, dont les parts sont diluées de 60% du capital à hauteur de 10% de Legler Maroc sort du tour de table. Ses parts sont rachetées par la Financière Hatt du groupe Senoussi. Un temps actionnaire unique, cette même entité a, par la suite, cédé 20% du capital au fonds d'investissement Al Ajial géré par le Consortium maroco-koweïtien pour le développement (CMKD). L'entreprise change de dénomination pour devenir LGM Denim et déclare vouloir conquérir les marchés américains. «Une passe difficile», commentera un Driss Senoussi encore zen jusqu'à affirmer que «Legler Italie a agi par patriotisme économique». La thèse du clan Senoussi sera de dire que Legler Spa a «signée des conventions avec les autorités de la Sardaigne pour ne pas délocaliser sa production», après avoir été rachetée courant 2006 par une société financière italienne. Cette dernière étant devenue de droit détentrice de ses parts au sein de Legler Maroc aurait de fait figé tout investissement dans la structure marocaine. Pourtant, la réalité est moins sibylline : Legler Spa était en fait moribonde depuis …2003 ! Ce que personne ne dira est qu'en septembre 2007, la Commission européenne (CE) avait ouvert une enquête formelle en vertu des règles communautaires sur les aides d'État en aides financières totalisant 40,7 millions d'euros que l'Italie envisage d'accorder à Legler Spa. Depuis 2003, les autorités italiennes avaient été sollicitées par Legler en raison de sa situation financière jugée «alarmante» et devait impérativement se doter d'un plan de restructuration car, déjà en 2005, au moment où l'Etat marocain lui déroulait le tapis rouge, la firme italienne avait perdu les deux tiers de ses fonds propres ! Rome entendait lui accorder une aide d'État sous la forme d'une garantie à long terme de 13 millions d'euros, d'une subvention directe de 13,2 millions d'euros et d'une conversion en capital de la dette de 14,5 millions d'euros contractée à l'égard d'une entreprise publique, la Società Finanziaria Industriale Rinascita Sardegna (SFIRS). «La Commission nourrit des doutes quant au fait que le plan de restructuration de Legler Spa permette de rétablir sa viabilité commerciale et craint que l'aide ne crée des distorsions de concurrence excessives sur ce marché hautement concurrentiel », peut-on lire dans le rapport préliminaire de la CE. Neelie Kroes, membre de la Commission européenne chargée de la concurrence, s'était exprimée en ces termes : «Dans le cas de Legler, nous avons des doutes à ce sujet». Ce n'est qu'à la faveur de son retrait du Maroc, que Legler Spa, déjà soumise à un contrôle drastique par la SFIRS et par la Banque d'Italie qui avait constaté que ses cautions marocaines étaient caduques que la Commission Européenne avait fini par accorder «pour un plan de sauvetage» une première rallonge de 13 millions d'euros «pour se prémunir d'un impact social dommageable». Des « Junk bonds » chez les zinzins Pendant ce temps, le groupe Senoussi déclare vouloir entamer sa «troisième phase de son développement», dont le but est de tripler la production. A cet horizon, et pour satisfaire ses besoins en liquidités, le management envisageait même de s'introduire en Bourse. Financière Hatt, holding du groupe Senoussi et gestionnaire de son pôle Denim, constitué de Legler Maroc, Atlantic Denim et Atlantic Confection lève alors un emprunt de 275 MDH sur le marché domestique dont 175 millions en obligations classiques et 100 millions en obligations convertibles en actions. L'opération de placement est pilotée en 2007 par BMCE Capital, banque d'affaire du groupe BMCE Bank. RMA Watanya, le Crédit Agricole, la BCP et la CDG y souscrivent. Cette dernière option s'inscrivait dans la perspective de l'introduction en Bourse, prévue initialement pour 2009 et qui a dû être reportée en raison de la déprime de la place casablancaise. Selon M'Fadel Lahlaissi, DG de la banque corporate de BMCE, c'est aussi la banque qui «a suggéré d'avancer cette levée des fonds, initialement prévue dans deux ans». Le fait de la réaliser plus tôt que prévu «permet d'avoir un suivi des comptes et de préparer l'introduction en Bourse», avait-il déclaré à la presse. D'une durée de cinq ans, les papiers ont été émis à des conditions jugées relativement avantageuses, la prime de risque (spread) de ces titres étant fixé à 1,5 point de base. Février 2009, la Banque centrale populaire (BCP) avait même entamé des négociations avec la famille Senoussi en vue de prendre 10% du capital de Legler Maroc. Aujourd'hui, avec l'annonce du redressement judiciaire de Legler Maroc, les institutionnels qui ont souscrit à l'émission obligataire se retrouvent avec un paquet d'obligations pourries (Junk bonds pour les intimes) sur les bras. Avec la dette bancaire, la BMCE serait à elle seule exposée à près 800 MDH. «Soit l'équivalent du résultat annuel de la banque de Benjelloun», commente effaré un analyste financier, qui égrène sans certitude les chiffres de 460 MDH pour Attijariwafa Bank et 120 MDH pour la BCP. Le groupe BMCE ne détient, par ailleurs, que 10% de la dette obligataire (25 MDH). Les titres ont été acquis d'abord par BMCE Capital Gestion (filiale de gestion d'actif du groupe) avant qu'ils ne soient cédés début 2009 à la RMA. Ils sont logés aujourd'hui dans des fonds dédiés à la compagnie, toujours gérés par BMCE Capital Gestion. Le montage financier de l'émission obligataire pose également problème. Composée pour une bonne partie d'obligations convertibles en actions, cette dette est juste irrécupérable en cas de faillite de l'émetteur. Ce genre de dette étant classé en quasi fonds propres (mi dette, mi capitaux propres), son détenteur figure en dernier sur la liste des créanciers chirographaires, après les employés, les organismes sociaux, l'état, les banques... Patriotisme économique ou « cosy capitalism » ? Cette affaire arrive à un moment crucial. Elle est déjà interprétée comme le signe avant-coureur des contre coups de la crise, sachant que cette quasi faillite retentissante concerne le textile. Un secteur, que les autorités disaient pourtant immunisé contre la morosité des marchés. «La spirale des faillites peut s'enclencher sachant que dans le textile, les entreprises travaillent sur le modèle de la sous-traitance. Il y aura donc de la casse et probablement une épidémie intersectorielle», craint un industriel. Ceci reviendrait-il à remettre en cause la philosophie du plan Emergence et des bonus accordés aux investisseurs étrangers ? Dans l'entourage de Driss Jettou, l'affaire Legler-Senoussi est considérée comme un épiphénomène, certes douloureux, mais non systémique. «Il fallait trouver une stratégie d'urgence. Résultat, nous préférons faire le compte des projets viables qui ont sauvé le secteur», rapporte un membre éminent de la Commission nationale des investissements, préférant ainsi pointer la responsabilité de l'échec de Legler à son associé marocain, avouant même au passage «ne pas être au courant des casseroles de Legler en Itali». «C'est d'ailleurs Mezouar et Bernoussi, dit-il,i qui ont piloté le dossier, pas la Primature de l'époque qui s'est uniquement chargée de mettre en place les mesures d'accompagnement et non de scruter les détails de l'offre ». L'important pour lui étant l'existence sur notre sol «d'un bijou industriel, tant que les Italiens n'ont pas volé le pays». «De toutes manières, la plupart des multinationales visées par le Maroc et établies en Europe étaient en difficulté. Nous en avons même fait un argument pour qu'ils viennent se délocaliser chez nous», renchérit ce haut responsable qui a requit l'anonymat. Pour ce qui est de l'engagement du secteur et des institutionnels, «il s'agit là d'une responsabilité liée au secteur bancaire et non celle de l'Etat», martèle notre source sans ciller. Même son de cloche par concernant l'apport du Fonds Hassan II : «Il faut évaluer l'actiondu fonds dans sa globalité, pas uniquement dans le cas Legler». Un patriotisme économique aveugle et sans freins si l'on considère qu'il ne s'agit pas d'une déconfiture simplement industrielle : «Elle remet sur le tapis le sacro-saint principe de la bonne allocation des ressources en économie. Et là, nous assistons à la conséquence d'un capitalisme qui pâtit d'une consanguinité trop poussée avec l'Etat», estime pour sa par un analyste. Si les chiffres avancés se révèlent exacts, les millions de DH évaporés et misés par l'Etat, les contribuables, les banques et les épargnants sur une seule entreprise équivaudraient à des centaines de PME victimes d'un effet d'éviction immédiat pour leur financement. Sans parler bien entendu du risque systémique sur l'ensemble de l'économie et les marchés de capitaux. Mehdi Michbal et Mohamed Yazidi