Cité profondément enfouie dans le temps, Azemmour semble s'enfoncer, au fil des ans, dans un hiver interminable. Elle est comme assoupie, en marge du temps, décalée par rapport à la marche du monde. A quand le réveil ? Il se met enfin à sonner d'une manière diffuse, mais prometteuse. Les guides touristiques prétendus futés la mentionnent à peine, les automobilistes pressés la contournent, ses enfants la désertent : Azemmour compte pour du beurre dans la géographie marocaine. Un tel manque d'égards à l'endroit d'une si vieille dame est révoltant. Le regard fixé sur les eaux irisées de ce fleuve Oum Errabi', auquel elle est redevable de sa gloire passée, elle rumine son amertume. N'aurait-elle tant vécu que pour cette infamie ? Puis, elle s'en console en se disant qu'elle a, quand même, survécu à ses sœurs en splendeur, Tit, Lixus, Chellah et Mehdia. Pendant qu'elle sont ensevelies sous les sables mouvants de l'Histoire, elle, tient encore debout, malgré les blessures infligées par le temps. Et du haut de son immémoriale noblesse, elle toise ses roturières voisines, El Jadida et Casablanca, qui, en parvenues, étalent insolemment leurs signes extérieures de richesse. Coquette jusqu'aux zelliges écaillés de ses demeures dédorées, Azemmour s'obstine à ne pas avouer son âge. C'est sans compter sur l'indélicatesse des historiens qui lui prêtent volontiers 2 500 carats. Et même davantage, insistent les férus de cette cité enchanteresse. Les Phéniciens ne tarissaient d'éloges sur un site nommé Azama. Les Carthaginois y jetaient l'ancre, en quête de ses richesses. Les Romains s'en emparèrent et y développèrent la pêche à l'alose, cette grande truite saumonée, dont l'estuaire de l'Oum Errabi' était si fertile. Cependant, on ne saurait attribuer la paternité d'Azemmour ni aux Phéniciens ni aux Carthaginois ou aux Romains. Se fondant sur la racine du toponyme «Azemmour», qui, en amazigh, renvoie aux olives sauvages, l'historien Brahim Boutaleb soutient que cette cité est berbère de naissance. D'ailleurs, des textes anciens établissent qu'elle était peuplée par les Bacuates. Un site enchanteur et un fleuve nourricier Les Bacuates ne sont autres que les Berghouata, une des tribus des Masmouda, installée, depuis des siècles et des siècles, en pays Doukkala. Alors que l'Islam se répandait dans le reste du pays, les Berghouata entraient en dissidence. Non pas en le rejetant, mais en en réinventant les dogmes et les rites, avec Livre sacré en langue amazighe et credo retaillé. Ce dont prit ombrage la tribu saharienne des Sanhaja, dont les membres, commandés par les Almoravides Abdallah Ibn Yassine et Youssef Ibn Tachfine, pourchassèrent les hérétiques, au nom de l'orthodoxie. Une fois celle-ci rétablie, on dépêche un saint homme, du nom de Abou Chouaïb Ayyoub Ibn Saïd Sanhaji, à Azemmour, pour y enraciner la vraie foi. Seuls les spécialistes connaissent le secret de l'arrivée de Abou Chouaïb des confins du Sahara à Azemmour. Pour le commun, il en est le patron, dont on vient recueillir la baraka. Sur toute la pente qui mène au sanctuaire de Moulay Bouchaïb grouille une foule bigarée et pullulent des commerces divers. Confit en dévotion, le saint homme avait fait vœu de chasteté. Pourtant, on lui prête la vertu de rendre féconds les ventres stériles. Il est le «donneur de garçons». Et à ce titre, son mausolée est assaillie par des «solliciteurs» de tout bord qui, en échange d'une offrande, espèrent un miracle. En est-il capable ? Pour les Zemmouris, la question est superflue. Car, selon une certitude bien ancrée, Moulay Bouchaïb est un faiseur de miracles. Et l'on cite volontiers la légende selon laquelle il aurait vu en rêve une très belle femme, habitant la lointaine Bagdad : Lalla Aïcha Bahria. Il serait parvenu à la ramener jusqu'à lui à force de prière et une balle qu'il jeta au loin, en lui enjoignant d'exaucer son vœu. Et voilà la dame rêvée qui atterrit à Azemmour. Du mauvais côté hélas ! Car, entre-temps, un malencontreux cours d'eau se mit à serpenter sur le chemin des soupirants. Ils vécurent, puis moururent, chacun de son côté. Sous les Almohades et les Mérinides, Azemmour connut une prospérité ineffable Une fois ramenée sur le droit chemin, Azemmour eut les faveurs des sultans. Sous le règne de l'Almohade Abdelmoumen et du Mérinide Abderrahman, elle exploita fructueusement ses nombreuses ressources : l'agriculture, l'artisanat et la pêche à l'alose «La bourgade devint une sorte de métropole pour la région. Il s'en suivit une longue ère de prospérité. Ce furent des siècles d'or», confirme Brahim Boutaleb. Les Portugais, qui occupaient déjà Mazagan et Safi, ne pouvaient rester indifférents aux appâts d'Azemmour, dont les fruits, particulièrement l'alose, leur donnaient l'eau à la bouche. Bien que mise, de son propre chef, sous la protection du roi du Portugal, la cité fut assiégée, en 1508, sans résultat. Mais revenus à la charge, en 1513, les Portugais en eurent raison. Trente ans plus tard, ils en furent expulsés. Non sans y avoir déposé leur empreinte. Les traces du passage des Portugais s'imposent au regard du visiteur. Au premier chef, ces remparts imposants qui enserrent la vieille ville, semés de canons qui semblent prêts à tirer à vue sur l'envahisseur. Entré dans la médina, on est d'emblée happé par le charme vétuste qui s'en exhale. Tout ici respire l'ancienne présence portugaise : portes en plein cintre, façades ornées de ressauts géométriques en maçonnerie, formes cubiques des maisons… Il fait bon flâner parmi ces joyeux architecturaux un peu dessertis, et ces rues sombres aux noms évocateurs de savoir-faire perdus : alkharraza (les cordonniers), addarraza (les tisserands), alkhayyata (les couturiers). Autant de typonymes qui renvoient au temps où l'artisanat zemmouri était en plein essor. Tous les arts y étaient cultivés, particulièrement ceux de la babouche, du tapis, de la dentelle, de la joaillerie et de la broderie. Dans les deux derniers, les juifs sont passés maîtres. L'occupation portugaise marqua indélébilement la cité d'Azemmour Quand les Phéniciens, il y a trente siècles, abordaient les rivages d'Azemmour, des marchands juifs les accompagnaient. Certains n'en repartaient pas. Leurs descendants s'étaient spécialisés dans le commerce de l'alose, qu'ils acheminaient rapidement vers Casablanca ou Mazagan. De la présence juive, il ne reste plus que quelques pathétiques vestiges. Un cimetière sur la rive sud de l'Oum Errabi', où les tombes croulent sous les mauvaises herbes. Au mellah, que rien ne distingue plus de la médina voisine, se niche la grotte sanctuaire de rabbi Abraham Moul Ness, un thaumaturge «inventé» dans les années 40, et manifestement toujours visité, si l'on en juge par la quantité de suie qui la noircit. Plus loin, se découvre la façade ruinée d'une bâtisse. De l'encadrement de rinceaux tracés au pinceau se détache un chandelier à sept branches, autrement dit une menorah. Synagogue ou maison d'une famille ? Personne ne sait. L'époque faste d'Azemmour sera écourtée. De fait, après avoir chassé les Espagnols de Mazagan, la voisine, le sultan alaouite Sidi Mohammed Ben Abdallah décide d'ouvrir le Maroc au commerce atlantique. De cette mesure, Mogador, Safi, Casablanca, Larache et Tanger, rappelle Brahim Boutaleb, vont tirer profit. Pendant qu'Azemmour, elle, fera banquette. Explication : leur nombre ne cessant d'augmenter, il est devenu impossible aux bateaux de franchir l'estuaire du fleuve. Son port condamné, Azemmour ne peut compter que sur l'agriculture et la pêche à l'alose, pour survivre. «Ainsi la trouvèrent les Français au début du Protectorat : une ville repliée sur elle-même, trop attachée à son passé pour s'occuper de l'avenir», commente Brahim Boutaleb. Plus les colons la négligent, plus elle s'enfonce dans son passéisme, reste en marge de la modernité et voit sa gloire se fissurer. Azemmour plie mais ne rompt pas, tant que l'alose fréquente son estuaire. Ce n'est qu'un sursis. La construction du barrage de Sidi Maâchou lui assénera le coup de grâce. Poisson de mer qui remonte le cours du fleure deux fois par an pour frayer, l'alose en est empêchée par l'ensablement de l'embouchure. Elle le fuit alors. Privée de son ultime ressource, Azemmour est tombée en quenouille. Dès lors, la désespérance va l'accompagner comme une mauvaise ombre. Le voyageur qui s'y aventure, souvent par inadvertance, ne manque pas d'être ému par la désolation qui la mine, le délabrement qui la lézarde, l'incurie qui la dévaste. Azemmour n'est plus que l'ombre d'elle-même. Elle n'a d'autre choix que de remonter la pente si elle ne veut pas sombrer complètement. La fuite de l'alose précipita la chute de la ci-devant glorieuse Azemmour Mais Azemmour ne tient pas à périr. Son site incomparable, ses trésors monumentaux et sa réputation de muse des peintres ne méritent pas un sort si cruel. C'est ce que se sont dit quelques bonnes volontés qui se sont vouées à son salut. Depuis deux ans, un festival musical y plante son décor, des architectes et des peintres ont converti des demeures décrépites en riads, des galeries se mettent à fleurir au milieu de l'ancienne médina. Et surtout un plan de relance touristique de la ville est dressé. Sont-ce les signes avant-coureurs de la renaissance de cité si attachante ?