Dans certaines écoles primaires privées, les enfants sont surchargés de devoirs. Les parents se transforment, à leur corps défendant, en répétiteurs. Aucune loi n'interdit cette pratique au Maroc. Les écoles privées se défendent de faire dans l'excès et invoquent le souhait des parents eux-mêmes de suivre ce que font leurs enfants. A la simple lecture du cahier de textes de leurs enfants, certains parents sont déjà épuisés. Car, après une longue journée de travail, ils savent qu'ils vont devoir s'atteller à une nouvelle tâche, tout épuisante : contrôler les devoirs scolaires des enfants, quand ils ne les aident pas directement à les faire. Ils n'ont pas le choix, c'est même une obligation puisqu'ils doivent émarger quotidiennement, comme l'exigent nombre d'écoles, sur la page du jour du cahier de texte. Et ce suivi n'est pas une sinécure… Les écoles marocaines donnent-elles vraiment trop de devoirs aux élèves scolarisés dans le primaire ? Qu'en disent les professionnels ? Ces devoirs sont-ils indispensables d'un point de vue pédagogique ? Au départ de tous ces questionnements, il y a une inquiétude, partagée par nombre de parents. Cette femme, dont les deux enfants viennent de quitter l'école primaire, l'exprime ainsi, en lançant un grand ouf de soulagement : «Mes deux enfants ont été scolarisés dans une école privée connue de Casa. Il fallait voir la quantité de devoirs qu'ils avaient à faire chaque soir ! Quand j'allais au lit pour dormir, à 23 heures, eux étaient encore penchés sur leurs cahiers, en train d'apprendre le Coran ou leurs conjugaisons. Tous les soirs, c'était ainsi. Ils se débrouillaient seuls, mais nous les aidions quand ils ne comprenaient pas quelque chose. Cette école imposait par ailleurs un régime militaire. Je n'ai rien contre la discipline, mais quand elle vire à la répression avec bastonnades, je suis contre. C'était vraiment dur. Pourtant, avec le recul, je suis satisfaite du bon niveau de mes enfants.» Même inquiétude et même réprobation chez ce père d'une élève de six ans, inscrite dans une école primaire privée de Aïn Sebaâ : «Quand je rentre le soir à la maison, je trouve ma femme et ma fille en pleins devoirs scolaires. Cela peut durer jusqu'à une heure et demie, par jour, parfois plus. Quand notre fille a, le même soir, du calcul, de la grammaire et de l'écriture, nous nous y mettons à trois pour la libérer le plus tôt possible, avant d'aller dîner et dormir». L'école se poursuit à la maison chaque soir, avec les parents pour instituteurs Pas de répit pour les enfants, chaque soir l'école se poursuit à la maison, avec les parents pour instituteurs. Ceux-ci accusent l'école de ne pas faire son travail. Le propre de l'école n'est-il pas de dispenser le savoir, dont les devoirs et leur correction, en classe ?, s'interrogent-ils. Les parents, en effet, n'ont pas à se substituer aux maîtres pour expliquer les leçons aux enfants, si tant est qu'ils aient les compétences pédagogiques nécessaires pour le faire. Pour se libérer de cette lourde tâche, certains la confient à un enseignant qu'ils payent. Ils se retrouvent donc à payer doublement la scolarité de leurs enfants. Les devoirs sont une corvée pour les parents et pour l'élève, s'insurge Mohsine Benzakour, psychosociologue. «Il y a en effet un certain volume horaire qu'on ne peut pas dépasser, sinon au détriment de l'élève et de ses capacités. Ce dernier ne peut rester sept ou huit heures par jour à l'école, et se voir imposer un nouveau volume de travail après l'école. Dix heures de travail par jour pour un enfant du primaire, c'est énorme. Cela veut dire que l'on prive l'enfant et les parents de vraie vie familiale», estime M. Benzakour. Certains parents manifestent leur colère. Un jour, le père d'un enfant de sept ans est allé se plaindre, auprès de l'administration de l'école, d'un maître qui exagérait en matière de devoirs. «Deux heures chaque jour, y compris le samedi, je n'en pouvais plus», avoue le père. Réaction du maître incriminé : il a relégué l'enfant au fond de la classe et ne lui a plus adressé la parole. Qu'en pensent les responsables d'écoles ? Contactés par La Vie éco, les directeurs pédagogiques de plusieurs écoles privées de la place se défendent de donner trop de devoirs aux élèves. Selon l'un d'eux, les devoirs sont nécessaires, «mais ils sont donnés en fonction d'un planning. Les maîtres doivent coordonner entre eux pour ne pas donner de devoirs le même jour. Quand un examen ou un contrôle approche, on informe les parents deux ou trois jours avant, par le biais du cahier de texte, pour que les élèves révisent à la maison». «Nous ne donnons de devoirs que le vendredi et le mercredi», affirme la directrice pédagogique d'une autre école privée (ces jours-là, il n'y a pas de classe l'après-midi.) «Pourquoi donner des devoirs à la maison quand on sait que ce sont souvent les parents qui les font à la place des enfants ?». Les parents exagèrent-ils ? Rien n'est moins sûr. En fait, en dépit des dénégations des directions des écoles, qui affirment par exemple ne pas donner de devoir à des élèves avant l'accession au «Cours moyen» (CM1 et CM2), la réalité est tout autre. Ahmed B., père d'un enfant de sept ans, scolarisé dans une école privée en classe de CE1, s'offusque: «Il est anormal qu'un enfant de sept ans travaille chaque jour pendant une heure pour faire le travail qui normalement doit être effectué en classe. J'ai l'impression que les devoirs, sont pour les instituteurs un moyen de se décharger de leur responsabilité. Il savent que les parents ne vont pas laisser leurs enfants abandonnés à leur sort, alors ils comptent sur eux pour terminer le travail entamé en classe.» Pire, dans nombre de témoignages recueillis par La Vie éco, les parents accusent les écoles de donner ces devoirs «pour rien». Soumia L., mère de deux enfants de 6 et 9 ans, tous deux élèves dans la même école privée à Casa, s'interroge : «A quoi cela sert-il de donner des devoirs si la maîtresse ne prend même pas la peine de vérifier que le travail a été effectué ? L'autre jour, je n'ai rien trouvé à dire lorsque ma fille a commencé à refuser de faire sa conjugaison en disant que de toutes les façons ceux ou celles qui ne feraient pas leur travail n'étaient pas punis». Jugement trop sevère des parents ? Pour cet autre responsable pédagogique d'un groupe scolaire de la place, «l'essentiel des exercices se fait et se corrige en classe. Il nous arrive en effet de recevoir quelques plaintes, mais beaucoup de parents sont aussi demandeurs de devoirs, et ils ont raison. Ça leur permet un suivi et une évaluation de ce que font leurs enfants à l'école. Impossible de satisfaire tout le monde», rétorque-t-il. La concurrence entre les écoles justifierait-elle la surcharge de travail imposée aux enfants ? Au final, on se retrouve avec des explications multiples à cette surcharge de travail. Soit la direction de l'école n'impose pas l'excès de devoirs mais les enseignants y recourent pour alléger leur charge personnelle de travail en journée, soit c'est le système pédagogique même de certaines écoles privées qui repose sur un cursus intensif, soit encore c'est la pression des parents qui pousse ces même écoles, comme gage de sérieux, à donner aux élèves du travail. Pour au moins deux des raisons précitées, il y a un facteur qui pourrait constituer un dénominateur commun : celui de la concurrence. A Casablanca, les école privées accueillent 25% de l'ensemble des élèves du primaire (évalué à un demi-million). Tous les moyens seraient alors bons pour s'imposer sur un marché lucratif, sachant que les parents, riches ou moins riches, ne lésinent pas sur les moyens pour assurer une bonne scolarité à leur progéniture. Beaucoup de devoirs scolaires à la maison, pour certaines écoles, est le meilleur moyen de convaincre les parents de la qualité de leur enseignement, et certains parents en sont effectivement demandeurs. «C'est du commerce pur et simple. Bien travailler n'a rien à voir avec le nombre d'heures effectuées, c'est la qualité du travail qui compte», s'insurge M. Benzakour. Quid des écoles publiques, qui accueillent la majorité des élèves marocains ? Le scénario n'est pas le même, les conditions du travail, à l'école comme à la maison, et les motivations des parents non plus. Dans le public, en effet, les élèves sont issus de classes moins favorisées, leurs parents n'ont pas les moyens, ni intellectuels ni matériels, d'aider leurs enfants dans leur scolarité. Des devoirs scolaires, on en donne aussi dans ces établissements. «Les devoirs à la maison ont toujours existé sous forme de recherches, de projets, d'applications de règles étudiées en classe, d'une manière équilibrée et modérée pour laisser aux élèves un temps de repos et de jeu. Mais l'enseignant ne devrait donner que des devoirs qui seront corrigés en classe», nuance Khadija Khouzar, inspectrice de l'enseignement primaire à la délégation de Salé. Toujours est-il que dans le cas de l'enseignement public, la surcharge est moins visible. Question majeure : les devoirs relèvent-ils d'une obligation légale ? «Aucune circulaire à ma connaissance n'existe qui obligerait ou interdirait les devoirs scolaires à la maison», répond Mohamed Ismaili, directeur de la vie scolaire au ministère de l'éducation nationale. Peu d'inspecteurs pour contrôler les pratiques réelles au sein des écoles privées Mais les enseignants ne se contentent pas des devoirs faits en classes encadrés par eux, ils donnent aussi des recherches à faire à la maison. C'est ce que confirme cette institutrice d'arabe dans une école primaire au quartier Sbata de Casablanca : «Personne ne nous oblige à donner des devoirs à la maison, sous forme d'exercices d'application des leçons dispensées en classe. Mais nous le faisons. L'essentiel se fait en classe, nous sommes contrôlés sur ce point par les inspecteurs. Il est important de noter que ces devoirs à la maison ne sont pas notés». Que se passe-t-il dans les écoles affiliées à la «Mission» française ? Là, parents et élèves sont tranquilles. Tout se fait en classe. Tout au plus, des lectures, parfois de petites dictées et quelques révisions à la veille des évaluations. Même si, note une maman d'élève, en arabe, les enfants ont beaucoup de devoirs. L'enseignement français au Maroc obéit aux mêmes règles que dans l'Hexagone. Une circulaire, datée de 1956 (amendée en 2002), interdit formellement aux enseignants du primaire de donner des devoirs écrits à la maison. Mais cette interdiction n'est pas scrupuleusement respectée par tous les enseignants, souligne l'un d'entre eux . En témoignent les multiples textes de rappel envoyés aux directeurs d'écoles, preuve que ladite circulaire rencontre des difficultés d'application. «Nombre de parents français sont par ailleurs demandeurs de devoirs à la maison pour contrôler ce que font leurs enfants en classe», conclut-il. Puisque, au Maroc, aucune loi n'interdit les devoirs scolaires à la maison, les écoles privées ne s'en privent pas. Pourtant, elles sont soumises, comme les établissements publiques d'enseignement, au contrôle pédagogique du ministère de l'éducation nationale, par le biais des inspecteurs. Voire «par des commissions provinciales, régionales ou même centrales», note Mme Khouzar. Mais le contrôle laisse à désirer, à cause de la carence en matière de cadres. «A titre d'exemple, à Rabat, en 2007/08, deux inspecteurs supervisaient 84 écoles publiques, et plus de 120 écoles privées. A vous de juger de l'ampleur du travail. Que fait-on de la qualité dans tout cela?», s'interroge-t-elle. Ce qui est scandaleux, remarque Mohamed Qnouch, président de l'Union des fédérations des parents d'élèves, c'est «la violation flagrante d'un droit élémentaire de l'enfant : le droit au repos. L'enfant n'est pas une machine à bachoter. Il doit pouvoir jouer et se reposer».