Ingénieurs et informaticiens sont introuvables et les salaires flambent. 20% de plus depuis septembre 2006. Les textiliens de Tanger, Fès, Salé et Marrakech ne trouvent plus d'ouvriers qualifiés. Dans le BTP, les salaires des ouvriers ont été multipliés par deux à cause de la pénurie. Ingénieurs en informatique, développeurs, ingénieurs système, piqueuses et mécaniciens pour le textile, maçons, plombiers, conducteurs d'engins, électriciens, mécaniciens…, après la pénurie des matériaux de construction évoquée il y a un mois, les entreprises découvrent celle des compétences. Pour en avoir, il faut casser sa tirelire ou se contenter de débutants, quitte à investir un peu plus dans la formation sans être sûr de les garder, tant la rareté encourage la mobilité externe. La cause de cette situation est que les secteurs concernés (les technologies de l'information, le textile et les BTP) sont en pleine croissance et que le système de formation n'est pas en mesure, du moins dans le court terme, de pourvoir aux besoins. Dans les TIC, le problème est d'ordre structurel. Bien avant le boom actuel, le pays était déjà en manque d'ingénieurs, toutes spécialités confondues. Entre le public et le privé, il n'en forme que 4 500 par an environ. Après la forte pression de la fin des années 90 et du début de la présente décennie, le marché était revenu à une situation normale jusqu'à ce que l'offshoring provoque une nouvelle montée de la tension. Tous les patrons du secteur interrogés sont unanimes pour dire que la demande de compétences pointues est très forte dans le secteur. Ainsi, Mediha, filiale du groupe BNP spécialisée dans le développement et la maintenance applicative, a triplé son effectif en une année, à 192 personnes, et prévoit de passer à 550 en 2009. Sofrecom, filiale de France Telecom, veut passer de 160 collaborateurs à 500 d'ici 2010. De 110, l'équipe de GFI passera à 250 personnes en 2008. Tout cela sans compter les gros projets annoncés ou en cours de réalisation. La conséquence immédiate est que les salaires à l'embauche ont sensiblement grimpé. Selon Gille Durand, DG de Mediha, ils «sont très certainement à la hausse, mais pour des profils de développeurs expérimentés et des experts». Abdessamad Bouzoubaâ, DGA de Sofrecom, souligne pour sa part que les profils recherchés, essentiellement des ingénieurs débutants, chefs de projets, architectes logiciels et directeurs de projets, existent sur la place mais il faut en moyenne un à deux mois pour un recrutement. Bien entendu, il est contraint de coller aux prix du marché pour rester compétitif. Le DGA de Sofrecom note, en passant, que les salaires peuvent augmenter de 500 à 1 000 DH sur le salaire mensuel en fonction des compétences ou pour encourager la performance et garder les recrues. Quant à GFI, qui soulève le déficit de maîtrise du français, la langue de travail, elle dit appliquer une grille de salaires au-dessus de celle du marché afin de capter les profils intéressants. Pour ses deux activités que sont les sociétés de services et d'ingénierie informatiques (SSII) et l'offshoring, cette société recherche des ingénieurs d'affaires, donc des profils de managers ayant une bonne culture informatique, ainsi que des ingénieurs de grandes écoles ayant la casquette de gestionnaires. Elle est aussi en quête de commerciaux bien rodés, sachant que, travailler dans une SSII, c'est vendre un projet et une expertise. Tous ces profils assez pointus sont difficiles à trouver, d'où l'effort financier consenti. Et l'annonce de l'arrivée en grande pompe de géants de l'offshoring au Maroc n'arrange guère les choses. Selon le PDG d'Omnidata, la plus ancienne et la plus grande SSII, les salaires de certains profils ont grimpé de 20% rien que depuis le mois de septembre 2006. La hausse des salaires des débutants peut impacter la compétitivité du Maroc Cette envolée des salaires suscite naturellement des inquiétudes du fait que l'avantage comparatif du Maroc se situe en partie à ce niveau. Pour M. Durand dont la société a signé un long bail avec le Maroc, «la hausse des salaires des débutants pourrait jouer effectivement en défaveur de la compétitivité du Maroc». Mohamed Benchaaboun, DG de l'Agence nationale de réglementation des télécommunications, qui travaille actuellement sur le chantier des 10 000 ingénieurs à l'horizon 2010, reconnaît que la tension sur les salaires peut inhiber la stratégie offshoring, mais ne s'inquiète pas outre mesure. A l'en croire, le programme mis en œuvre permettra de fournir plus de compétences, ce qui est de nature à maintenir la compétitivité du Maroc au niveau salarial. Il souligne que ce programme porte déjà ses fruits et que les objectifs seront dépassés à l'échéance fixée. En effet, indique M. Benchaaboun, les ingénieurs et assimilés ont augmenté de 20 % par rapport à l'année précédente et le rythme sera maintenu en 2007-2008. Ainsi, au lieu de 10 000 ingénieurs en 2010, on en aura 15 000. Il reste que les besoins sont pressants, que la rareté tire les salaires vers le haut et que la différence de salaires entre Maroc et Europe n'étant dans ce secteur que de 30%, l'intérêt à venir s'installer dans le pays s'érode très vite. Le textile a perdu de la main-d'œuvre au profit du tourisme et des BTP Si, pour les TIC, la pénurie peut s'expliquer par une montée en puissance récente, pour d'autres secteurs plus anciens, en revanche, la pénurie semble plus difficile à comprendre. C'est le cas notamment des industries du textile et habillement. Signe des temps, on ne voit plus, dans les zones industrielles, les armées d'ouvriers (et surtout d'ouvrières) qui faisaient le pied de grue à la porte des usines dans l'espoir d'être embauchés ne serait-ce que pour des petits boulots temporaires. Et pour cause, les investissements de ces dernières années ont permis d'absorber tout le personnel qualifié à tel point qu'on n'en trouve plus aujourd'hui. La pénurie de main-d'œuvre touche notamment Rabat (10% de l'effectif du secteur), Marrakech et Tanger. Selon Mohamed Tamer, nouveau président de l'Amith, pour qui la formation est un dossier prioritaire, «la pénurie de main-d'œuvre dans le textile est liée au développement d'autres secteurs d'activité, notamment le tourisme et le bâtiment, qui fait que les jeunes demandeurs d'emploi optent pour ces deux secteurs». Il ajoute que dans la zone industrielle de Ben M'sick, «la pénurie s'est déclarée depuis 7 mois». Même son de cloche du côté du bureau régional de l'Amith à Rabat. Ayant connu, au cours de l'année 2005, plusieurs fermetures dans la branche textile, cette région a vu, selon le président régional, M. Alaoui, «une grande partie de sa main-d'œuvre migrer vers Tanger ou se reconvertir vers d'autres métiers». Et d'expliquer : «Aujourd'hui, notre région s'est remise de sa crise et a réalisé, au cours de l'année 2006, un investissement global de 3 milliards de DH, créant environ 2 500 emplois. D'où la pénurie actuelle en opératrices de machines». L'Amith Rabat a donc décidé de mettre en place un programme de centres de formation accélérée (CFA) avec l'appui de la GTZ. Trois réunions se sont tenues avec des entreprises intéressées par cette formation diplômante. Kamel Saher, président de l'Amith Marrakech, fait remarquer que la ville compte 50 entreprises, dont une trentaine membres de l'association, employant 6 000 personnes. Les besoins en main-d'œuvre qualifiée deviennent de plus en plus importants en raison des exigences des donneurs d'ordre. Le hic est que les jeunes préfèrent, selon le président régional de l'Amith, des formations dans le tourisme, autre secteur en développement dans la ville. A Tanger aussi la pression est vive. Les investissements espagnols, nombreux dans la région, ont engendré une importante demande de compétences. Ce qui explique, entre autres, la pénurie dans les autres villes car, selon plusieurs patrons d'usines, «les ouvrières ont quitté leurs emplois à Casa, Rabat ou Fès, pour aller vers Tanger où les opportunités et les salaires sont plus importants». Pour Karim Tazi, patron de Richbond et ancien président de l'Amith, il y a une autre explication au phénomène. Pour lui, la période de crise qu'avait connue le secteur avait fait que des milliers d'ouvriers qui s'étaient retrouvés à la rue se sont convertis dans d'autres secteurs. Difficile de les faire revenir aujourd'hui que le secteur a recouvré la santé. Toujours est-il que les industriels du textile tirent la sonnette d'alarme et accusent l'OFPPT d'avoir donné la priorité à la formation dans d'autres branches, notamment les TI. 17 000 DH de salaire pour un grutier ! Autre secteur victime de sa forte croissance : le BTP. Ce dernier, en plus de la forte pression sur les matériaux de construction et sur les engins de travaux, est lui aussi frappé par la pénurie de main-d'œuvre. N'importe quel entrepreneur ou promoteur immobilier vous racontera que dénicher un maçon qualifié, un chef de chantier ou un conducteur de travaux relève de la course au trésor. Maçons, plombiers, électriciens, conducteurs d'engins, mécaniciens et même ingénieurs et architectes sont quasi introuvables sur le marché du travail. «Les profils spécialisés sont très recherchés», explique Bouchaïb Benhamida, président de la Fédération nationale des BTP (FNBTP). Et ceci a influé naturellement sur la rémunération de cette main-d'œuvre. Il y a à peine une année, un mâalem touchait entre 70 et 80 DH pour la journée de travail. Un ouvrier polyvalent touchait entre 40 et 50 DH. Actuellement, le salaire du premier varie entre 120 et 150 DH, entre 50 et 60 DH pour le second. En plus, ils n'acceptent plus de travailler à la journée mais à la tâche. Pour les conducteurs d'engins (pelles, bulldozers, grues…), le salaire varie entre 9 000 et 12 000 DH voire 17 000 DH pour un grutier confirmé, par exemple. Encore faut-il le trouver. Pour faire face à cette pénurie de main-d'œuvre ainsi qu'à la croissance à deux chiffres du secteur, la FNBTP a mis au point un plan d'action avec l'OFPPT dont 9 % des élèves sont en formation dans la filière BTP. Ils sont près de 11 000 stagiaires en formation dans les 124 établissements. Cinq d'entre eux sont spécialement dédiés au BTP : l'Institut spécialisé du bâtiment de Casablanca, l'Institut spécialisé dans les métiers traditionnels du bâtiment et ITA Narjis à Fès, ITA BTP Kénitra, et le CQP Moulay Driss à Khouribga. Cet effectif sera porté à plus de 16 000 stagiaires à la rentrée 2007-2008, enregistrant ainsi une hausse de 46% par rapport à l'année dernière (contre 16% pour l'ensemble du dispositif) afin de répondre aux besoins de ce secteur qui enregistre des taux d'insertion très élevés, dépassant 90% dans certaines filières. Evidemment, cette situation ouvre une voie royale à l'informel. En effet, et malgré tous les efforts entrepris par les fédérations professionnelles et les ministères de tutelle, les emplois non déclarés sont légion. Le secteur du BTP emploie officiellement 300 000 personnes (chiffres officiels de la CNSS). Ces «employés déclarés» augmenteront de 25 000 au cours de cette année, selon des prévisions de la FNBTP. Mais en réalité, le secteur fait vivre pas moins que 850 000 familles, toujours selon les estimations de la FNBTP. Le recensement de 2004 a d'ailleurs mis en avant le chiffre de 705 000 ménages dépendant directement du secteur. Or qui dit travail dans l'informel, dit salaire au noir et donc pas d'impôts, précarité, niveau de salaire bas, absence de couverture sociale mais aussi mauvaise qualité des prestations et du produit final, faible productivité… En un mot, personne n'y trouve son compte, ni l'entreprise, ni l'employé, ni l'Etat, ni le consommateur final. Et dire que, de l'autre côté, 1,2 million de personnes recherchent elles aussi et désespérément un travail. Avis de recruteur «Ce sont les profils pointus qui se font rares» Chantal Aounil Responsable recrutement chez Bil Consulting Le marché manque cruellement de profils d'ingénieurs en génie civil, marketing industriel, agroalimentaire et travaux publics. Sur le marché de l'emploi, l'offre est supérieure à la demande. Dans une moindre mesure, il y a également une demande pour des ingénieurs spécialisés en logistique et achats. Sinon, on trouve d'assez bons techniciens supérieurs (profils DUT). Comme la pénurie d'informaticiens constatée il y a quelques années, je pense que nous assistons à une rareté de profils pointus. C'est aussi un problème d'orientation. Les candidats ne sont pas bien informés des opportunités du marché. Autre problématique : les meilleurs profils d'ingénieurs arrivent mieux à se repositionner à l'étranger après quelques années d'expérience au Maroc, surtout lorsqu'ils décrochent des formations diplômantes. Pour les salaires, il n'y a pas de surenchère. Le salaire d'un ingénieur débutant est compris entre 7 000 et 8 500 DH net. Celui d'un génie civil peut aller jusqu'à 10 000 nets alors qu'un ingénieur confirmé peut dépasser les 15 000 DH après quelques années d'expérience. Ceci dit, les ingénieurs locaux restent compétitifs sur le plan international et on ne fait rien pour les retenir.