Les mouvements de protestation pour la démocratie qui traversent le monde arabe vont sans doute s'intensifier dans la région après le succès de la révolution en Egypte et en Tunisie et la déconfiture des régimes libyen et yéménite. Mais on ne peut pas prévoir avec certitude quel sera l'effet sur chaque régime ni l'aboutissement du changement une fois les protestations déclenchées. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les théories de démocratisation élaborées dans d'autres contextes sont d'une utilité limitée. Tout d'abord, à la différence de l'Amérique Latine et de l'Europe de l'Est, où les régimes autoritaires ont compté sur des idéologies politiques et des institutions distinctes et semblables, les régimes arabes sont extrêmement divers. Certains régimes dépendent d'une politique tribale délicate ; d'autres s'allient avec élites d'affaires et technocratiques; la plupart comptent sur des appareils sécuritaires et administratifs ou dans certains cas la police domine les militaires et dans d'autres les militaires dominent. Ensuite, les différents niveaux de développement socio-économique, la taille des classes moyennes et l'ampleur des clivages religieux ou ethniques peuvent déterminer la dynamique et le succès du changement. Enfin, le timing de la réaction de chaque chef d'Etat et l'ampleur des reformes proposées peuvent incliner la direction d'un mouvement dans le sens de la reforme ou de la révolution. En somme, il est extrêmement difficile de prévoir comment la vague des protestations affectera chaque régime arabe et dans quelles conditions les transitions vont se faire. Qu'en est-il du Maroc ? Dans le cas du Maroc, il semble y avoir un consensus que le système monarchique n'est pas concerné et qu'il s'agit d'une reforme tranquille plutôt que d'un changement violent. En effet, la colère populaire actuelle semble dirigée essentiellement contre les partis politiques, le gouvernement, les élites politiques et les amis du Roi, le Makhzen mais pas contre le Roi ou la monarchie. La vérité est que ce consensus est basé sur un espoir et non pas sur une évaluation de l'attitude des différents acteurs. Etant donnée l'impossibilité de prévoir avec certitude l'évolution d'un mouvement contestataire et la réaction du pouvoir et des différents acteurs, il est fort possible que la monarchie se trouve dans une situation très précaire. Le Maroc se trouve aujourd'hui à la croisée de trois scénarios. Les deux premiers sont invraisemblables mais théoriquement possibles. Dans le premier scenario, le Makhzen, avec ou sans l'accord explicite du Roi, sabote toute tentative de réforme significative et profonde. Dans ce cas-là, les élites du Makhzen, d'habitude divisées, mettent de côté leurs conflits et s'unifient pour s'opposer aux réformes. Il y a trois raisons pour lesquelles ces élites peuvent s'opposer au changement. Premièrement, elles seront les plus grands perdants si une évolution démocratique leur fait perdre leurs sources de richesse et d'influence, et les menace d'être poursuivis en justice pour corruption et abus de pouvoir. Deuxièmement, elles ont accès à d'énormes ressources publiques et réseaux administratifs qui peuvent les aider à ralentir sinon carrément saboter le changement. Si c'est nécessaire, ils sont capables de mobiliser la masse pour écraser les voix de réformes. Troisièmement, elles peuvent utiliser les trois devises du royaume – Dieu, la Patrie, le Roi - pour dénoncer les reformes comme une bid'a et même intimider Mohamed VI. Mais ce scenario comporte beaucoup de risques. Les protestataires peuvent refuser de s'incliner et les protestations peuvent prendre un tournant radical et violent. Dans ces conditions, le Roi sera forcé à prendre une position claire pour ou contre le Makhzen. Même si les protestations sont contrôlées, la monarchie pourrait faire face à une crise de légitimité ou le Roi paraît prisonnier de ses masques de fer. Le deuxième scenario, aussi moins probable que le premier, est celui dans lequel le Roi procède à des reformes profondes. Dans ce scenario, le Roi pourrait dissoudre le gouvernement et le parlement, nommer un gouvernement de transition qui préparerait des élections libres et transparentes, libérer les prisonniers politiques et veiller sur l'élaboration d'une nouvelle constitution. Mais il est très difficile d'imaginer le Roi poursuivre ces reformes maintenant pour la simple raison qu'elles limiteraient ses pouvoirs et ses privilèges alors que la pression populaire reste gérable. En effet, le pays paraît relativement calme en général, le Makhzen est toujours solidaire malgré les guerres intestines, les élites politiques et économiques sont subordonnées et les besoins de l'armée largement satisfaits. Le troisième scenario, peut être le plus probable, est celui dans lequel le Roi ordonne aux élites du Makhzen de maintenir un profil bas, au moins temporairement, et concède quelques réformes qui ne transforment pas la nature du pouvoir monarchique, mais montre une évolution vers un meilleur équilibre entre la monarchie et les branches du gouvernements (l'esprit du discours du 9 mars). Dans ce cas-là, les partis politiques qui participent dans le processus électoral vont déclarer victoire et témoigner de leur doléance et fidélité au geste royal. Un gouvernement d'unité nationale pourrait faire beaucoup de promesses politiques, entreprendre une série de mesures pour améliorer la gouvernance, encourager la participation politique des jeunes et entreprendre quelques projets sociaux. La question clef est comment réagira le mouvement du 20 février à chaque scenario? Si la réponse aux deux premiers scénarios est évidente, la réponse au troisième, le plus probable, l'est beaucoup moins. Dans le cas du troisième scenario, certaines réformes pourraient même paraitre assez sérieuses et prometteuses pour neutraliser une partie des jeunes et diviser les démocrates. Si une grande partie des jeunes est tentée par les demi-reformes et quelques promesses, la dynamique et l'esprit du mouvement du 20 février seront cassés. Les élections législatives prévues en 2012 procéderont avec quelques améliorations dans les procédures électorales et l'apparition de blocs politiques moins éparpillés et plus ou moins cohérents idéologiquement. Mais la nature autoritaire du pouvoir n'aura pas changé. Quelques mois après les élections et la formation d'un nouveau gouvernement, on se retrouvera à la case de départ, sauf que ce sera très difficile de faire renaitre l'esprit du mouvement du 20. Le support populaire ne sera pas a l'heure si les citoyens voient les jeunes cooptés comme les partis politiques et les autres élites. Si par contre le mouvement du 20 février reste solidaire, indépendant et résiste à la tentation des demi-mesures et à la cooptation, on pourrait enfin voir une mobilisation forte, continue et politiquement influente. Mais dans ce cas là, le caractère réformateur des revendications pourrait facilement se transformer en un mouvement révolutionnaire a l'insu même de ceux qui y participent. Un incident qui paraît sans aucune importance, un faux pas quelque part ou un moment héroïque inattendu pourraient faire basculer le mouvement dans un sens totalement imprévisible. * Abdeslam Maghraoui is Associate Professor of political science at Duke University, Durham, USA.