Affaire du scandale de la BNDE L'instruction de l'affaire de la BNDE est bouclée. Cette semaine, le juge d'instruction de la Cour d'appel de Rabat, Bouabid Saba, chargé de l'affaire, transmettra son rapport aux magistrats de la troisième chambre criminelle. Dans ses aveux, Farid Dellero dit tout. Il donne des noms de plusieurs responsables de la banque, ainsi que de son conseil d'administration, qui ont de loin ou de près, assuré la mauvaise gestion de la banque. Une liste des clients non solvables de la banque a été également transmise au parquet de la même cour pour prendre les mesures nécessaires. Le Maroc est un drôle de pays. La raison d'Etat peut être sans état d'âme. Elle peut même être sans raison du tout. Surtout en matière de gestion de gros scandales d'Etat tels le CIH, la CNCA, la CNSS, sans oublier la Banque Populaire, les minotiers ou la BNDE. Dans tous ces dossiers, les chasseurs de têtes ne savent plus où donner du flair à sensation. Ils n'en demandaient pas tant. Ils sont d'autant plus submergés que les mêmes scandales ramènent les mêmes interrogations. Pourquoi ne va-t-on pas jusqu'au bout pour définir les responsabilités de tout un chacun parmi les anciens commis d'Etat qui ont eu pour charge la gestion des deniers nos nos établissements publics ? Dans toutes les affaires portées devant la justice, l'opinion publique se perd dans les noms, les montants dilapidés ou détournés ainsi que les chefs d'accusation retenus contre des anciens Pdg obligés, de hauts cadres subalternes et des sous-fifres subitement devenus les maillons forts d'une gabegie bien organisée. Impunité infranchissable Le bilan dressé depuis l'éclatement du premier scandale financier, en l'occurrence la CNCA ouvert en 1996, laisse perplexe. Certains mis en cause ont laissé des plumes, d'autres, des milliardaires, sont miraculeusement toujours en liberté, leur culpabilité pourtant avérée étant camouflée jusqu'à nouvel ordre. Aussi bien pour le dossier du CIH, maladroitement instruit au niveau du TPI de Casablanca, que pour l'affaire de la Banque Populaire, confiée également à une juridiction de premier degré, en passant par la grosse affaire de la CNSS, qui n'a pas dépassé le stade d'une commission d'enquête parlementaire. Reste la BNDE, qui emprunte sa ligne droite, portée, elle, devant la Cour d'appel de Rabat, et qui fait, par la force des choses, l'actualité des journaux de la place. Dans ce dossier, également, considèrent certains observateurs, le flou est patent, et le traitement va dans un même sens. Celui d'un camouflage d'une réalité qui saute aux yeux. Dans cette affaire, qui a défrayé la chronique judiciaire, l'Etat a montré qu'il est décidé à ne pas prendre le taureau par les cornes. D'autant plus que les vrais coupables, jamais reconnus bien qu'intuitivement connus sont facilement identifiables. En effet, depuis l'arrestation de Farid Dellero, ex-Pdg de la banque, en juin 2004, à Rabat et son incarcération à la prison civile de Salé, le dossier n'a connu aucune autre suite, si ce n'est son transfert de la Cour spéciale de Justice, à une cour ordinaire de droit commun à Rabat. Au jour d'aujourd'hui, alors que l'instruction de l'affaire tire à sa fin, le dossier paraît banal et vidé de toutes ses substances. On a l'impression que l'on fait tout pour noyer le poisson et mettre tout sur le dos d'un seul bouc émissaire, il n' a que six ans à la tête de la BNDE, bien désigné pour la circonstance. Farid Dellero, la soixantaine, est soupçonné d'être l'un des principaux responsables jugés dans ce procès de la haute finance. Soit. Toutefois, on ne le juge pas pour la faillite voulue de la banque, mais seulement pour des marchés qu'il a conclus avec une société immobilière, appartenant à Abdelhak Benslimane (il est en fuite) et son fils Nizar pour les achats des locaux des agences de la BNDE à des prix jugés excessifs par l'IGF. Une plainte a été déposée dans ce sens par Mustapha Bakoury, l'ex-pdg de la Banque et l'actuel patron de la Caisse de dépôt et de gestion. Donc, si on se réfère aux termes de la plainte, l'affaire de la BNDE est aujourd'hui, contrairement à ce qu'on dit au niveau du ministère de la Justice, réduite uniquement à ce minuscule petit volet de détournement de deniers publics qu'a connu la banque. Le gros de l'affaire est tombé dans les oubliettes comme le rapport de l'inspection générale des finances (IGF) qui a soulevé autant d'anomalies et d'irrégularités qui ont fait perdre à la banque plusieurs milliards de Dh, engloutis dans des affaires personnelles d'une certaine élite à l'impunité inviolable. Une montagne qui a accouché d'une souris. Un mini procès d'une dimension trompeuse et sournoise. Farid Dellero, bien qu'il soit coupable, a été servi comme le parfait lampiste pour cacher l'identité des vrais fossoyeurs qui se sont servis sans vergogne de l'argent de l'Etat pour s'enrichir davantage. Alors qu'il s'est rendu spontanément à la justice, répondant ainsi à une convocation de comparaître devant la PJ de Rabat, l'ancien haut fonctionnaire plaidera sans cesse son innocence devant le juge d'instruction de la Cour d'appel de Rabat, Bouabid Saba. Responsabilité partagée Son arrestation, raconte l'un de ses avocats, est abusive et n'est basée sur aucun fondement juridique. Et le rapport de l'IGF dans tout cela ? La réponse est toute claire selon la défense : “la justice n'a pas déterminé avec précision les dommages qu'avait subis la BNDE et établi par la même occasion le lien de causalité entre l'inculpation de Farid Dellero et le préjudice subi par la banque. Ensuite, sur quelle base se sont fondées les auditeurs de l'inspection générale pour calculer les montants détournés par Farid Dellero ? Dans chaque registre du rapport de l'IGF, on suppose des faits, des opérations de malversions sans pour autant les définir. Le résultat de ce déficit a conduit à des jugements hâtifs manquant d'objectivité et d'impartialité”. De même, ajoute la défense, la BNDE n'a jamais été lésée dans les opérations de vente de ses agences bancaires achetées par la direction des achats et des acquisitions, à l'époque où Farid Dellero présidait aux destinées de la banque. Au contraire. De même, le statut de la BNDE, à l'instar des autres institutions bancaires étatiques, est bien défini et confère à chacune de ses entités une mission bien déterminée pour la bonne gestion de la chose publique. A n'en citer que le conseil d'administration de la banque, le comité de crédits et la commission des achats et des acquisitions. Chaque entité est constituée de plusieurs membres, représentants de l'Etat ou nommés en interne, pour surveiller et exercer des missions de contrôle sur tout ce qui se passe dans cet établissement. Où sont-ils aujourd'hui ? Pourquoi les a-t-on épargnés, jusqu'à présent, de toute poursuite judiciaire dans le cadre de cette affaire ? Les fossoyeurs sont ailleurs Commençons tout d'abord par la haute hiérarchie de la BNDE : le conseil d'administration. Celui-ci est composé du Pdg, Farid Dellero, du wali de Bank Al Maghrib, Mohamed Seqat, le directeur de la trésorerie, Abdellatif Ouadie (ex-secrétaire général du ministère des Finances), l'ex directeur général de la CDG, Khalid Kadiri, le représentant de l'Etat, Loutfellah Chegour, le directeur du Plan, Simohamed Bejâad, le directeur général de la caisse interprofessionnelle marocaine de retraite, Azzedine Guessous (ancien ministre des finances), le directeur général de la CNIA, Hmidouch, le directeur du commerce au sein du ministère du commerce, M. Hilia, et le DG de la Mamda, Abed Baâkoubi Soussan. Ont-ils été inquiétés pour autant ? Non, répond la défense de Dellero. En tout cas, pas pour l'instant. Et pourtant, toute décision, quoique insignifiante, passe obligatoirement par le conseil d'administration pour approbation et confirmation lors de toute assemblée générale. Ensuite vient le comité de crédit de la banque. Ce dernier a un pouvoir décisionnel pour tout octroi d'un crédit contracté au niveau de toutes les agences de la BNDE. Et là aussi, on trouve hormis Mohamed Seqat et Khalid Kadiri, d'autres pointures non moins importantes. Il s'agit de deux secrétaires généraux des départements, la finance et le commerce et l'industrie, Mohamed Aissaoui, ancien directeur général adjoint de la BNDE et ex-président de la Caisse marocaine des marchés (CMM), Mustapha Toulami, ex haut responsable de la BNDE, (atteint de paraplégie en plein interrogatoire devant le juge d'instruction), M. Barkia… Ont-ils été poursuivis ou interrogés pour savoir où est parti l'argent de la BNDE ? Non plus, répondent les mêmes sources. Certains occupent toujours les mêmes fonctions sans aucun souci. Autant dire que rien ne s'est passé qui mériterait des poursuites à leur encontre alors qu'ils occupaient des fonctions très importantes au sein de la banque. Arrive en troisième lieu la direction des achats et des acquisitions. Celle qui supervisait toutes les opérations d'achats d'agences bancaires, entre autres, leur ameublement ainsi que les équipements qui vont avec. Cette dernière est également dotée de larges attributions qui lui permettaient de gérer ce département sans aucune ingérence. Son président est Rachid Fraj. Il a deux casquettes, l'une comme directeur général adjoint de la banque et l'autre comme patron de la direction financière de l'établissement. Les autres membres sont Abdelhamid Chafiq, le directeur central et le bras droit de Rachid Fraj, Abdenacer Bouziane, en sa qualité de directeur administratif, Abdenabi Bouadada, directeur central également chargé du contrôle interne de la banque, Allal Tazi, directeur central chargé des investissements, Abdelmoutalib Bouras, secrétaire général de la BMAO, et enfin Salah Eddine Ronda, directeur central chargé des affaires juridiques au sein de la banque. Et là, la défense de Farid Dellero n'y va pas par quatre chemins pour mettre le doigt sur l'implication de tout ce beau monde dans la mauvaise gestion, s'il y a lieu, de la banque. Leur thèse, même si elle souffre de quelques lacunes, est toutefois défendable et légitime. Car s'il y a lieu de poursuivre Farid Dellero pour cette histoire d'achat des locaux d'agences bancaires à des prix excessifs, pourquoi n'a-t-on pas cherché du côté de la direction des achats et des acquisitions de la banque, seule responsable devant la loi pour tout dysfonctionnement qui peut caractériser telle ou telle opération d'achat ? La question mérite amplement réflexion puisque les responsabilités des uns et des autres sont clairement définies par le statut de la banque. La deuxième interrogation qui se pose, voire s'impose, pourquoi les membres de la commission des achats et des acquisitions n'ont pas jugé opportun de dénoncer Farid Dellero, en interne, ou même à la justice, au moment même des faits, préférant ainsi garder le silence ?N'y a-t-il pas des complicités ou des connexions occultes entre l'ex Pdg de la banque et les membres de cette commission qui ont favorisé de telles opérations dites frauduleuses ? Si oui, pourquoi Farid Dellero garde-t-il le mutisme pour porter tout seul le chapeau pour plusieurs années de mauvaise gestion de cet établissement public ? Recouvrement des dettes Autant de questions et autant de flou qui entoure cette affaire qui a donné à la justice davantage de fil à retordre que prévu. Du côté du ministère de la justice, on avance encore la volonté de mener le dossier de la BNDE jusqu'au bout. Et ce quelle que soit la stature des personnes impliquées de près ou de loin. Dans chacune de ses interventions, Mohammed Bouzoubaâ déclare que la justice a les choses bien en mains. L'Etat, dit-il, est déterminé à punir les voleurs. Aussi bien ceux qui se sont servis pour détourner et dilapider l'argent public que les bénéficiaires récalcitrants. Et à ce sujet, une liste des mauvais clients de la BNDE est déjà établie et soumise par l'avocat de la banque, Azzedine Kettani, au procureur général du Roi près la Cour d'appel de Rabat. Dans le lot, on trouve des personnes physiques, des entreprises privées (essentiellement dans le secteur de la pêche ), et même des sociétés fictives bénéficiaires de la rapine qu'a connue la BNDE. Entre autres, Youssef Jirari, homme d'affaires de son état et directeur de la société des investissements extérieurs, Brahim Ben Driss, patron de la société immobilière Imobal, Boudali Larbi, pdg de la société Goldfex, Rachidi Yassine, également homme d'affaires, Ghita Ben Ali (en fuite au Canada, laissant une ardoise estimée à 1,25 milliards de Dh) propriétaire d'une société fictive, Abdelhaq Benslimane (en cavale aussi), et autres associés de Nizar Dellero, fils de Farid Dellero, dans plusieurs entreprises privées…. Tous sont inscrits sur une liste exhaustive des clients non solvables de la banque à qui on doit des montagnes de millions de Dh. Dans ce registre, martèle une source judicaire, la banque cherche à recouvrer seulement son dû. Les moyens légaux ne manquent pas toutefois pour arriver à cette fin. Quant au reste, la culpabilité des uns et des autres dans ce scandale d'Etat, c'est à la justice de le dévoiler au grand jour, si on veut vraiment aller jusqu'au bout dans ce procès. De quoi Farid Dellero a-t-il peur ? Cette semaine, le sort de Farid Dellero, l'ex Pdg de la BNDE, sera enfin connu. Coupable ou innocent, c'est le juge d'instruction de la Cour d'appel de Rabat, Bouabid Saba, qui en décidera, avant de transmettre le dossier à la troisième chambre criminelle de la Cour pour jugement avant fin décembre 2004. Seul et face à son juge, Farid Dellero étalera toutes les cartes pour défendre sa thèse dans ce procès fleuve où il doit répondre de graves chefs d'accusation comme détournement, dilapidation de deniers publics et abus d'influence. Entre l'éventuelle culpabilité du prévenu et sa présumée innocence (elle n'est pas évidente), la décision tient sur un fil. Va-t-on l'inculper, et à ce moment-là, il faudrait apporter suffisamment de preuves d'accusation, ou va-t-on, tout simplement, le condamner comme un vulgaire bouc-émissaire pour étouffer l'affaire qui, selon sa défense, n'a pas lieu d'être? A ce stade du procès, il faut dire que la défense de Farid Dellero est confrontée à un grand dilemme. S'il joue le grand jeu, en appelant de grandes personnalités à la barre, Farid Dellero risque d'être mouillé davantage puisque toute la face cachée de l'affaire sera dévoilée publiquement. Et si elle se contente de s'attaquer aux questions de la forme, le non-fondement des accusations par exemple, ce dernier risque également de porter le chapeau tout seul. Cependant, à chaque fois que Farid Dellero parle, la panique règne dans l'autre bord. Normal puisque c'est lui qui détient aujourd'hui toutes les ficelles de l'affaire. Seul élément troublant et inquiétant pour lui, son fils Nizar Dellero, cité à plusieurs reprises, mais non auditionné, dans le cadre de l'instruction de l'affaire. Lorsqu'il a été arrêté en juin 2004, cet ex-commis d'Etat a préféré garder le silence pour voir quel traitement sera réservé à son affaire. Aujourd'hui qu'il est cuit, Dellero menace de parler. Tant mieux, diront certains. Au moins l'opinion publique saura un peu plus sur les relations qu'entretient le pouvoir avec le monde des affaires.