Fugueurs, sans domicile fixe, drogués... Les “enfants des rues”, cruellement appelés “Chemkara” remplissent de plus en plus les gares des métropoles marocaines notamment Rabat et Casablanca. Explosion démographique urbaine, mutations de la famille marocaine, absence d'alternatives et de relais, travail d'enfants tels sont, sans nul doute, les mobiles de leur errance. Ces enfants ont perdu tout repère temporo-spatial. Ils sont rythmés par l'inhalation de colle, le froid et la faim. En plus, ils n'ont plus de référent par rapport à l'autorité et la police, encore moins la justice qui ne leur fait plus peur. C'est une question d'habitude. Le vécu ayant été négatif, ils rejettent toute institutionnalisation. Ces pauvres enfants sont “clochardisés” et devenus toxico-dépendants. En outre, leur état de santé est précaire et ils ont perdu confiance en eux-mêmes et en l'autre. S'agissant de leur avenir, ils n'ont plus aucune illusion et sont dans un état de déni de soi très intense. La moindre contrainte peut engendrer une réaction violente. Agés entre 7 et 18 ans, avec un niveau d'étude allant de zéro à deux années d'enseignement primaire, ces “enfants des rues” arrivent de toutes les régions du Royaume. Ce Maroc profond où parfois la vie réserve un destin abominable à certains de nos concitoyens. En effet, les parents de ces enfants sont démissionnaires, ne savent plus jouer leur rôle de pourvoyeur de fonds de la famille. Ils baissent les bras en attendant l'assistance de l'Etat-Providence. Plus alarmant, l'enfant représente, très souvent, la seule source de revenus pour une famille qui ne cesse de croître dangereusement. Ayant de plus en plus du mal à s'imposer par le verbe, les parents à bout de souffle utilisent fréquemment la violence. L'acte éducatif repose essentiellement sur les châtiments corporels voire de réelles tortures : brûlures, enfermements, enchaînements, coups occasionnant des fractures... Ce qui entraîne inévitablement la détérioration des liens affectifs, et pousse l'enfant à se réfugier dans la rue fuyant les sévices. La problématique familiale devrait donc être appréhendée selon deux volets. D'une part, la dimension socio-économique qui a pour éléments constitutifs l'extrême pauvreté, l'exode rural, l'habitat précaire (bidonvilles, parfois une seule pièce louée dans les quartiers populaires), famille nombreuse, chômage parental, mendicité parentale avec usage des enfants, exploitation économique des enfants (filles placées comme petites bonnes, garçons comme apprentis chez les artisans), illettrisme parental... Et d'autre part, les démonstrations affectives représentent un luxe superflu pour ces familles en survie quotidienne. En outre, un point important à noter, le net parallélisme entre le statut de la femme et celui des enfants: si la mère est maltraitée, les enfants le sont systématiquement. Il en résulte donc un sentiment mitigé fait à la fois de crainte et de haine envers le père. Il faut constater aussi que le dialogue parents-enfants est utopique dans notre société. N'ayant jamais connu ce mode éducatif, il est difficile pour les parents de le reproduire. Peut-être avec l'avènement du nouveau Code de la famille les données changeront. On l'espère bien. Ce tableau pré-établi des parents, les représente à première vue comme des ogres. En revanche, lorsqu'on analyse les tenants et les aboutissants, on se rend rapidement compte que ces familles sont en détresse et nécessitent une prise en charge. C'est dans ce cadre que s'inscrit la création de l'association Bayti en 1994. Elle œuvre dans le domaine de la réintégration familiale, la réinsertion scolaire et socioprofessionnelle des enfants en situation difficile : enfants des rues, enfants au travail, enfants victimes de sévices, enfants délinquants, enfants exploités sexuellement...Grâce à une équipe multidisciplinaire composée d'éducateurs, d'assistantes sociales, de psychologues, de médecins, d'enseignants, d'artistes, d'étudiants, Bayti a mis en place des programmes spécifiques inédits d'intégration sociale de garçons et de filles retirés de la rue : ateliers pédagogiques personnalisés, soutien scolaire, formation professionnelle adaptée, insertion emploi, éducation parentale. Une approche participative basée sur un réel partenariat, le premier partenaire étant bien entendu l'enfant, est obligatoire pour réussir un tel programme de réinsertion. La famille, l'école, le secteur professionnel privé, les ONG, les structures étatiques sont également partenaires. Le programme “Enfants des rues” a permis à l'association de mieux cerner le phénomène et lui a surtout fait réaliser le handicap social occasionné par le vécu au quotidien dans la rue. Afin de pouvoir assurer la réinsertion de ces jeunes, l'association cherche à comprendre et à connaître qui sont ces “enfants des rues” et comment ils ont évolué jusque-là. Urbanisation et crise économique sont une explication. De plus, la famille traditionnelle élargie a cédé la place à la famille nucléaire. Les divorces, les remariages, les familles monoparentales sont l'apanage de ces enfants qui sont la principale source de revenus. Pour ces enfants, la faillite de la famille et l'échec à l'école ne sont contrecarrés par aucune alternative. La rue représente alors la seule issue. Les clans ou les gangs deviennent la famille de substitution. La rue représente ainsi le lieu de distraction, de travail et de sommeil. Mais, ce qui semble le plus délicat, c'est l'incarcération de ces enfants qui a fait l'objet d'un colloque, organisé le 27 septembre 2004 à Rabat par le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF), la Ligue marocaine de la protection de l'enfance et l'Organisation internationale de la reforme pénale, sous le thème “Protection de l'enfance en conflit avec la loi”. Comment lutter contre l'incarcération des mineurs ? Tel était l'objectif des organisateurs du colloque. Selon eux, la prison devrait être le dernier recours, faisant savoir par la même occasion que des solutions urgentes peuvent être envisagées pour sauver ces enfants des griffes de la délinquance. Pour les participants à la rencontre, assurer une meilleure protection des enfants en conflit avec la loi serait de mise. D'après les spécialistes, le Maroc a franchi des pas considérables dans le domaine de la législation et de la protection de l'enfance. Cependant, de grands efforts restent encore à fournir sur le terrain.