Les huit cadavres retrouvés sur la voie publique, à Taroudant, ont été mutilés lors d'actes atroces qui écartent, selon toute vraisemblance, les pistes invoquées au départ de l'affaire. Sur place, ces éléments de l'enquête étaient perceptibles dès les premières heures de la macabre découverte. L'investigation se tourne désormais vers un criminel “sophistiqué”, d'âge moyen, qui aurait des habitudes de citadins et de grandes villes. Enquête. Dans la bourgade de Taroudant, les cigognes ne s'arrêteront plus. Le patelin paraît jeté à la pâture du soleil infernal du sud et entouré, sur des centaines de kilomètres, d'un désert rouge-jaune-orange qui varie de nuance selon l'humeur du temps et la lumière qui tombe, fracassante, obnubilant ; la mort n'est pas loin. On la repère dans les maigres arbrisseaux et les touffes d'herbes qui jonchent, de loin en loin, la grande barrière du Sahara qui commence déjà en amont de la vallée. On la devine dans les maigres oiseaux de proie qui voltigent dans les airs, sombres, à l'affût du moindre point d'eau et des animaux qui se risquent le jour dans les terres arides de la région. C'est le point de non-retour où l'on s'abandonne à la folie apaisante, où l'homme oublie qu'il est homme, succombe à la nature divagante plombée par la boule jaune accrochée au ciel et qui n'en finit pas de brûler sa torche. Plus loin, vers le carrefour de la route nationale, serpentine, maladroite, dangereuse qui coupe l'espace en deux mondes, s'immisce dans les montagnes et les gorges profondes, ressort en mille virages pour monter, descendre, repartir en mille lacets vers Marrakech. Notre voiture retrouve la bifurcation qui mène vers Essaouira ou, chose que nous avons faites, vers le sens contraire pour aller vers la cité mystérieuse de Taroudant où huit cadavres ont été découverts quelques jours auparavant. Ce sont eux qui nous guident, ce lundi 23 août, et l'on sent comme des odeurs éparpillées dans l'atmosphère asséchée et sans alibi où des puanteurs semblent s'être fixées en se condensant dans l'air irrespirable. Le policier qui nous a prévenu, dès les premiers instants de l'éclaboussure de l'affaire, avait qualifié la mort des enfants d'“horrible”. Des mains sans doigts. Des têtes en décomposition avancée. Des membres découpés ou arrachés qui s'entremêlent. Des os qui ont fini par perdre, avec les années, leurs chairs et leurs vaisseaux. Des lambeaux de bustes ou des tronçons de corps méconnaissables. Et des morceaux de tissus, plus récents, qui pendent aux dépouilles des gosses qui ont été rattrapés par leur destin un jour quelconque de leur courte vie. Dans les méandres de Taroudant C'est une cité médiévale qui ne paye pas de mine. Le rouge la peinturlure, allant des murailles gigantesques protégeant la ville aux maisons amassées en forme de colimaçon dans le dédale. En pénétrant dans les rues animées de la ville, on sent le malaise des Roudanis qui ne comprennent pas ce qui s'est tramé, apparemment depuis des années, devant leur portail. Ils sortent d'une longue torpeur qui aura bercé dans l'accalmie la zone devenue touristique dans le giron d'Agadir. On pousse jusqu'à la grande place, appelée Assrag, au cœur de la ville où se réunissent le soir les habitants et les voyageurs de fortune. Des tapis multicolores sont accrochés aux murs des échoppes d'artisanat. Les gens circulent, l'air pensif. Le soleil tape fort et l'on ne sort pas sans raison dans la ville ocre que l'on prendrait pour un quartier pittoresque de Marrakech. “Il faut connaître les portes de la ville et savoir entrer et sortir. Ce n'est pas évident pour nous de savoir qui a fait ça, ni comment ces corps d'enfants sont arrivés jusqu'à la ville”, nous dira un commerçant de la place. Un autre, qui tient boutique en face de lui, répondra du tac au tac qu'il “s'agit certainement de quelqu'un qui est venu de la région et non pas d'un Roudani”. Cette ambiance de rejet du drame et de culpabilité planante au-dessus de la ville, nous la retrouverons durant toute la journée passée dans les enceintes de la ville, chez les hommes, les femmes et les autres... L'une des femmes interrogées nous avait lancé à la figure : “vous nous prenez tous pour des sorciers. Allez-vous en...”. Un homme qui écoutait la conversation dit à son tour : “Pour vous, qui n'êtes pas du Souss, vous ne pouvez pas comprendre. Nous ne sommes pas des diables déguisés en êtres humains. A entendre ce qui se dit depuis vendredi dernier (vendredi 20 août), nous passons notre temps à encenser, jeter des sorts et chercher des trésors cachés sous terre qui n'existent que dans votre imagination et dans celles de quelques vieillards du Souss qui se font délester de leurs biens...” Les jours qui suivirent notre départ de Taroudant et la suite des événements allaient donner raison à ces gens et faire taire les rumeurs qui s'étaient répandues dès la première heure comme une traînée de poudre. C'était somme toute la rumeur populaire qui avait suggéré que des fkihs sacrifiaient des enfants dans toute la région et que l'œuvre découverte sur la voie publique était sans doute le fruit d'offrandes troubles et démoniaques. Piste alléchante qui alimentait les fantasmes des gens en mal de voyage imaginaire, plongeait dans le Maroc orientaliste sauvage où le sang des offrandes fait briller les âmes obscures, ramènent les vieilles légendes des veillées ancestrales. Plus loin, en allant vers Bab Khemiss où les découvertes des enfants assassinés avaient eu lieu, un autre passant arrêté dans la rue nous dira : “vous croyez sérieusement à cette piste... ? Vous pensez qu'il y a un fkih tapi dans l'ombre de la casbah et qui dépèce les enfants pour réconforter son dieu de la nuit et promouvoir ainsi sa richesse, sa santé et son pouvoir... Allons, c'est une histoire à dormir debout. Ici tout le monde sait que les fkihs ne peuvent pas faire cela. Et si il y a eut un cas ou deux de ce genre de pratique dans le Souss, alors cela remonte à l'aube des temps et les gens aiment entretenir ce genre de récit noir”. Bref, pour les Roudanis, il n'y a pas lieu d'accréditer cette thèse. Conviction que nous commençons à partager avec eux à mesure que la journée de notre enquête s'écoule et que des détails et des données fraîches nous sont communiqués. Au carrefour Bab Khemiss, à hauteur de Oulad Benouna et de Boura, au beau milieu de la place publique, on nous montre un tronçon de rue devenu célèbre et craint comme la peste par les habitants. C'est là, dans des sacs de plastique jaunes, que les corps ont été trouvés. Nous approchons du lieu maudit tandis qu'une autre personne nous signale qu'une partie des corps a été retrouvée plus loin, dans un fossé appelé Oued al Ouaer. Notre ami de la police, qui nous a rejoint sur place, nous confirme qu'il y avait deux paquets bien distincts, dont celui de Oued al Ouaer comprenant les deux corps récemment tués et dont les chairs avaient à peine commencé à se décomposer. “C'était au petit matin. Les passants ont trouvé d'abord des ossements jetés dans la rue. C'était affolant. On ne savait pas quoi faire. Notre brigade n'avait jamais vu ça. Des centaines d'os humains qui vous dévisagent du fond de l'éternité, un vrai cauchemar. Puis on nous a averti que d'autres paquets avaient été retrouvés près de l'oued...” Pourquoi ce ne peut pas être des sacrifices de fkih Dans la ville de Taroudant, les gens sont très pieux. Ils savent faire la différence entre le bien et le mal et ont éduqué leurs enfants comme les autres Marocains du pays. “Il ne faut pas nous jeter la pierre car nous sommes plus traumatisés que quiconque. Dites-vous bien que ces gosses assassinés ont peut-être des parents qui vivent ici”. C'est ce que montrera l'enquête dans les jours qui viennent. On apprendra aussi que des policiers sont arrivés en renfort de la ville d'Agadir pour prêter main-forte aux enquêteurs de la place, peu enclins à gérer des affaires d'une telle envergure. Selon les différents témoignages recueillis auprès de ces enquêteurs, toutes les pistes restent envisageables. Nous les avons recontactés, une semaine après notre séjour dans la ville rouge, pour apprendre qu'encore aujourd'hui il est impossible de trancher sur l'identité ou la nature du criminel. Une seule certitude s'impose désormais, il n'y avait qu'un seul auteur des crimes et le drame des huit cadavres de Taroudant ne serait pas de l'apanage d'un groupe d'hommes. Un homme seul, solitaire, plutôt âgé entre trente-cinq et cinquante-cinq ans, dont la force corporelle serait importante ou du moins lui servant de moyen de travail et de pression sur ses victimes. Quant à son profil social, moins de certitudes jalonnent les premières heures de l'investigation. “Ca peut être un homme qui a une vie tout à fait normale, avec un mariage, des enfants, une vie apparemment rangée ; ce peut être aussi un homme associable qui vit en retrait de la société et qui n'a aucune attache sentimentale”, dira l'un des limiers qui ajoutera : “de toute manière, quelle que soit son image sociale, il faut se rendre à l'évidence. Ces crimes sont étalés dans le temps puisque certains cadavres sont devenus des ossements alors que d'autres sont encore récents (les jours suivants, rentrés à Casablanca, nous apprendrons que les autopsies effectuées sur les cadavres démontraient que certaines morts pourraient remonter à quelques années, la plus récente à environ six mois). Ce qui écarte la thèse du fkih qui aurait agi, à multiples reprises, tout au long de ces six ou huit dernières années, pour s'allier les forces du mal. D'ailleurs, personnellement, je n'y crois pas trop, car la méthode qui a conduit à la mort de ces gosses est trop passionnelle pour relever d'un sacrifice humain, que nous n'avons jamais vu auparavant ici qui plus est...” Un autre enquêteur interrogé à ce sujet affirmera comme son collègue que “c'était là, selon les premières observations, un travail accompli avec une régularité et selon un schéma rituel qui pousse à abandonner cette piste, qui n'en a jamais été, une de fkih démon”. La piste qui reste est celle du tueur sexuel en série Les pistes des cadavres de Taroudant peuvent mener tout aussi bien en enfer... En direction d'un pédophile empêtré dans le sadisme et qui dominerait cruellement ses victimes avant de les assassiner au bord d'un acte de jouissance où s'entremêlent le plaisir et la mort, le sang et le sperme, le cri de la délivrance du bourreau et celui de la victime expiatoire. Devant un tel cas de figure, la police que nous avons interrogée préfère ne rien dire pour l'instant et ne pas s'avancer sur ce versant criminel qui donnerait une dimension psychologique effroyable au drame. Pourtant, la chose est évoquée par les policiers chargés de l'affaire, depuis les premières minutes de la découverte des huit garçons sans doute de nationalité marocaine, âgés entre treize et seize ans. Un pédophile qui ne serait pas spécialement du coin. Pourrait être un européen habitant la région même si les meurtres ont été commis ailleurs, à Agadir par exemple où pullulent une faune en mal de sexualité débridée, et que les corps ont d'abord été enterrés là-bas, durant une longue période, avant d'être déterrés par le monstrueux criminel et transportés jusqu'à Taroudant pour brouiller les pistes. La terre et autres poussières de pierres retrouvées sur les vêtements et les corps des cadavres permettront-elles d'en savoir plus sur l'emplacement du charnier ? Certainement, de l'avis de la police de la ville, lorsque le laboratoire de Casablanca qui s'est occupé de cela communiquera ses conclusions. Selon ces sources, bien qu'il faille attendre les résultats de l'enquête pour savoir si oui ou non les enfants ont été violés avant ou après leur mort, il reste que les mutilations que portent les corps les plus récemment assassinés laissent entendre que les sévices sont de nature “érotique”. Soit, dans le jargon psycho-criminel, des coups portés aux corps et des marques d'abnégation sur la victime consentante comme l'arrachement des doigts, les flétrissures et le découpage de la peau, les coups et autres marques de signalisation sexuelles qui assurent la voie du plaisir aux détraqués mentaux. C'est, selon toute probabilité, vers cette direction que se dirigera maintenant l'enquête pour essayer de retrouver un homme apparemment sain, qui mènerait une vie bourgeoise ou du moins qui serait à l'abri du besoin et fréquenterait ou vivrait dans une grande ville. Car une autre conviction est là dans cette étrange affaire qui n'a pas encore révélé ses eaux troubles, c'est que les meurtres commis à Taroudant sont des crimes de grande ville ou émanant d'un citadin. Il ne peut s'agir en aucun cas d'un campagnard ou d'un paysan de l'arrière-pays puisque la sophistication des actes, l'intelligence du criminel, l'intellectualisation des meurtres font de l'auteur un homme maîtrisant son art et l'accomplissant impassiblement comme une machine. Enfin, dans cette histoire , il y a lieu de rappeler que certains criminels, qui assouvissent dans de tels actes leur faim sexuelle, en font un fonds de commerce en filmant les scènes sexuelles qui vont jusqu'au dépeçage et la mort en direct. Ces films, que l'on appelle “slug” dans le milieu initié des pédophiles et autres détraqués attirés par les scènes de meurtres en direct, sont vendus sur Internet et par d'autres voies spécialisées à prix d'or. On y voit le déroulement des meurtres sexuels de bout en bout et les victimes filmées sont en général des enfants ou des femmes.