Le grand penseur d'origine algérienne s'est vu décerner samedi dernier l'une des plus importantes distinctions du monde arabo-musulman. Il s'agit du très prestigieux prix Ibnou Rochd qui vient couronner ici le fruit d'un long labeur pour le dialogue entre les cultures et les religions. Les organisateurs du prix Ibnou Rochd ont été très précis dans leurs motivations pour récompenser un professeur du rang de Mohamed Arkoun. C'est grâce à son travail pour rapprocher les cultures et faire communiquer les religions que le penseur d'origine kabyle a été désigné cette année pour être le porte-étendard d'une réelle volonté de partage entre l'Orient et l'Occident. En effet, le professeur Arkoun a consacré toute sa vie à la recherche dans le domaine de la religion et de son impact dans le fonctionnement avec l'autre. Il a toujours su mettre l'accent sur le manque de recul qui teinte tous les discours émanant d'une religion ou d'une autre. Sans jamais porter des jugements hâtifs dictés par le seul souci communautariste, Arkoun a de tout temps préconisé l'objectivité, l'autocritique, le bon sens et surtout la probité intellectuelle qui elle, se situe au-delà des intérêts religieux, identitaires ou sectaires. "L'islam doit être enseigné dans un espace intellectuel et scientifique qui dépasse ses expressions cultuelles, explique Mohamed Arkoun. Les professeurs devraient être formés et un enseignement organisé dans les lycées, collèges et institutions de recherche scientifique. Or, très peu de mes collègues chercheurs en France, en Amérique ou en Europe, sont convaincus de la nécessité d'une islamologie appliquée faisant appel à l'érudition, utilisant toutes les ressources des sciences sociales et qui soit appliquée sur le terrain. Or, ce terrain est occupé par les fondamentalistes qui se livrent à un lavage de cerveau des jeunes sans défense. Devrais-je, moi l'érudit, rester absent de ce combat ?". Dans la pensée d'Arkoun, c'est de ce vide, de ce manque de volonté de faire de l'Islam un réel terrain de recherche en Occident que naît le danger d'une véritable guerre de confessions. Et ces prémonitions se sont avérées justes avec tous les amalgames qui entourent aujourd'hui en Europe et en l'Amérique tous les discours sur l'Islam et les Musulmans. C'est après les accusations faites à la religion musulmane, après toutes les sorties haineuses sur la violence de l'Islam que le penseur a multiplié un peu partout dans le monde les conférences et les interviews levant ainsi le voile sur une supercherie livresque et pseudo intellectuelle qui visait à dénaturer le véritable propos du Coran. C'est dans cette même optique qu'il revient sur la violence dans l'Islam : “bien avant l'intervention de ce qu'on nomme l'Islam, il y avait dans toutes les sociétés primitives des rites sacrificiels, des actes de violence guerrière. Et cela continue dans nos sociétés dites modernes. Or comment expliquer que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les affrontements soient presque tous mis d'abord en relation avec le djihad islamique, ce qui a construit l'idée tenace que la guerre sainte est consubstantielle à l'Islam ? Comme on parlait de banque islamique, de commerce islamique, d'architecture islamique. A-t-on jamais observé ce phénomène avec le christianisme ou le judaïsme ?”. Là encore, Arkoun se refuse aux discours complaisants. Il met le doigt sur un autre aspect de la question de la violence et de toutes les mauvaises interprétations qui y sont rattachées. Il n'hésite pas à responsabiliser les Musulmans eux-mêmes qui ont abandonné l'exégèse de leur propre religion en laissant la voie libre à toutes les études qui s'avèrent souvent très partisanes, non sérieuses et partant participent à l'élaboration d'une nouvelle idéologie où l'Islam est perçu comme une religion de sang et de martyrs : “j'admets que la responsabilité de cet usage non critique incombe aux Musulmans eux-mêmes, qui lient effectivement l'Islam aux combats en cours, soit dans les sociétés dites aussi islamiques, soit avec des adversaires désignés par le terme fortement idéologisé d'"Occident". Si des acteurs sociaux dans les pays dits musulmans font des usages doctrinalement infondés de "leur"religion, il appartient à l'analyste et aux observateurs critiques de déconstruire le discours social adressé à l'imaginaire collectif pour le mobiliser dans des luttes dont les enjeux sont exclusivement politiques et sociaux ”. Mohamed Arkoun qui n'épargne pas les chercheurs musulmans appelle aussi à la responsabilité des Européens qui devaient être plus à l'écoute d'une religion qui frappe à leur porte depuis des siècles sans qu'elle suscite chez eux autre chose que la méfiance et le rejet. Il pense que la constitution économique, politique et culturelle de l'Europe permet de revoir pour corriger tous les préjugés issus de ce dialogue de sourds entre les deux cultures européenne et musulmane. Dans cette vision des choses, il n'y plus de dialogue avec l'autre culture telle qu'elle se présente, mais telle qu'elle se représente dans l'esprit de l'autre. On tisse alors une immense toile où les préjugés et les images exagérées véhiculées par les méfiances sont le seul et unique moyen de compréhension et d'approche. On instaure un climat malsain où les mises en garde et les affrontements sont l'unique monnaie d'échange. Ici, on ne s'adresse plus à une "existence effective" d'une culture, mais à sa "réalité fictive". C'est par ce prisme que la raison occidentale et son idéologie perçoit la raison musulmane souvent réduite à un ramassis de clichés et de lieux communs et vice-versa. Il n'y aura de véritable dialogue entre les deux cultures que le jour où les deux cultures qui bercent la Méditerranée se remettent en question et entament un examen de conscience minutieux et sans faille. L'Europe est aujourd'hui capable si elle le voulait de corriger les images fausses et les préjugés figés dans les subconscients communs des Européens pour une meilleure approche de l'Islam. Elle est capable de faire réintégrer les valeurs et les symboles disséminés dans l'espace méditerranéen et qui sont un héritage commun entre tous les riverains de cette région du monde où les tensions le disputent à l'incompréhension. Dans cet état de fait, l'Europe ne doit pas tourner le dos à la rive sud de la Méditerranée qui est en définitive l'aire géographique et culturelle de l'Islam pour toute entente, dialogique, capable d'amorcer un réel échange basé sur un partage profond des points de vue et des approches critiques et autocritiques. Car c'est cette région du monde qui a vécu la succession des civilisations et la cohabitation des monothéismes, des langues et des cultures. Il est aujourd'hui temps de faire revivre tout cet héritage perdu dans les méandres des discours démagogues et idéologiquement faux. En illustrant son analyse avec l'exemple de l'Algérie, Mohamed Arkoun souligne que “cette expérience tragique suscitera peut-être dans tout le sud-est de la Méditerranée cet engagement critique toujours attendu pour une relecture radicale du destin passé et futur des peuples méditerranéens, par-delà toutes les errances, tous les dogmatismes, toutes les valeurs supposées, tous les affrontements destructeurs, toutes les exclusions passionnelles qui ont étouffé et différé jusqu'ici l'accomplissement d'une espérance indestructible". Arkoun en quelques lignes Intellectuel d'origine algérienne, né à Taourirt-Mimoun en Kabylie en 1928, Mohamed Arkoun, docteur ès-lettres, est professeur émérite d'histoire de la pensée islamique à la Sorbonne nouvelle (Paris III). Il a développé une discipline, l'“islamologie appliquée”, qu'il enseigne dans diverses universités en Europe et aux Etats-Unis (Princeton, Philadelphie). Il a publié plusieurs ouvrages dont “Lectures du Coran” (1982), “Pour une critique de la raison islamique” (1984) ou “L'islam : morale et politique” (1986), parus chez Maisonneuve-Larose.