Les islamistes au Maroc ne constituent pas un corps homogène. Il est difficile de distinguer entre ceux qui se réclament d'un mouvement social et ceux qui témoignent uniquement d'une présence conjoncturelle. Dans ce cadre, il est aisé de classer l'association Al Islah Wa Attajdid dans la catégorie des manifestations conjoncturelles de l'islamisme marocain. En effet, l'organisation naguère dirigée par Abdelilah Benkirane s'est illustrée par la convergence avec le pouvoir et par son errance politique. La convergence avec le pouvoir Quelles sont les conditions qui ont induit la convergence de la Jamaâ Islamiya ( Al Islah wa Attajdid) avec le pouvoir? La réponse à cette question réside dans les objectifs des autorités avant même la création de l'association. En effet, à partir de 1974, le pouvoir avait pris conscience du danger que constitue l'islamisme. Mais ce n'est qu'en 1979 et la victoire de la révolution khomeiniste en Iran que les autorités ont pu constater que les islamistes marocains ont dépassé l'étape de l'attente et de la réaction et commencé à prendre de plus en plus d'initiatives. Dans ce sillage, il y eut la création d'Al Adl Wal Ihsane ( justice et bienfaisance) et certains oulémas ont commencé à proclamer ouvertement leur opposition au pouvoir. En 1980, les positions d'Abdelkrim Moutiï deviennent de plus en plus radicales et la jamaâ de Zaitouni devait même s'exprimer violemment contre le pouvoir en place. Dans ce contexte, le doute s'est installé autour de la légitimité religieuse. Ce doute a été exprimé clairement par certains activistes Zaitouni et d'autres oulémas de différentes confréries, ce qui a obligé le pouvoir à réfléchir sur les moyens de restaurer les grands équilibres dans ce champ. Pour cela l'Etat a mené une politique de maîtrise des Oulémas à travers la création du Haut conseil des Oulémas et des conseils régionaux. Mais devant la radicalisation politique d'Abdelkrim Moutiï et la radicalisation idéologique d'Abdeslam Yassine, le pouvoir fut contraint de rechercher une organisation islamiste susceptible d'adhérer à sa vision sans pour autant l'adopter. Cette recherche a conduit naturellement vers la Jamaâ Islamiya. Ceci ne veut nullement dire que cette association a été créée sur instigation du pouvoir. Cependant, la vision de l'Etat et de cette organisation ont convergé objectivement dans trois domaines. • Premièrement, l'orientation générale de la jamaâ qui a rejoint la position officielle interdisant aux activistes religieux de s'immiscer dans la politique. Ainsi, les objectifs tracés de la jamaâ ne diffèrent pas des objectifs des associations religieuses officielles telles que la ligue des Oulémas du Maroc ou des conseils provinciaux et régionaux. En effet, les objectifs de la ligue des oulémas se présentent comme suit: A- L'appel à la sagesse et à la prééminence du conseil pour agir dans le cadre de la prédication islamique dans les villes et les campagnes. Eduquer les gens dans le sens de l'Islam authentique pour qu'ils acquièrent les principaux préceptes qui leur sont utiles dans leur vie quotidienne et dans tous les domaines ( commerce, mariage, éthique religieuse dans les mosquées, les prisons, les clubs, les marchés etc.). B- Agir dans le sens de la sauvegarde de l'éducation islamique arabe à travers toutes les étapes pour lui garantir les conditions de son développement conformément aux données contemporaines sans pour autant l'amputer de ce qui fait son identité. C- Renouveler les valeurs islamiques en réhabilitant la Sunna et en combattant les dérives antireligieuses, l'athéisme et la dégradation des mœurs. D- Combattre le prosélytisme à travers la multiplication des conférences et colloques mais également à travers les secteurs de la santé, les bibliothèques, les écoles etc. E- Faire en sorte que la législation et la justice au Maroc soient en conformité avec les bases de théologie islamique. F- Se montrer solidaires à l'égard des mouvements et institutions islamiques et créer des publications qui appellent à l'attachement à la religion et expliquent les fondements de la foi pour contrecarrer l'athéisme et les idées destructrices qui portent atteinte à l'Islam dans les pays non musulmans. Agir également pour sauvegarder la souveraineté du Maroc et préserver son intégrité territoriale. Dans ce cadre, les conseils régionaux et provinciaux assument les fonctions suivantes: 1- Créer et gérer des chaires de prédication et d'orientation dans les mosquées. 2- Faire prendre conscience aux larges couches populaires des constantes spirituelles, historiques et éthiques de la nation par le biais des conférences et des colloques. 3- Contribuer à consolider l'unité confessionnelle de la nation tant au niveau de la foi qu'au niveau du rite notamment en s'attachant aux préceptes du Coran et de la Sunna. Pour sa part, la Jamaâ avait tracé ses propres objectifs dans ses statuts adoptés le 13 juin 1983. Ces objectifs sont les suivants: 1- Appeler à appliquer l'Islam authentique dépourvu de toutes les dérives. 2- Combattre les idées et les idéologies hostiles à l'Islam. 3- Contribuer à améliorer le niveau éducatif et culturel du peuple. 4- Accomplir des œuvres sociales selon les disponibilités de l'association. Mais dans ses statuts amendés en 1990, l'association a réitéré ses engagements comme suit: 1- Appeler à appliquer l'Islam selon les préceptes du Coran et de la Sunna. 2- Combattre les idées et les théories hostiles à l'Islam. 3- Contribuer à encadrer le peuple marocain musulman. 4- Contribuer aux œuvres sociales. Ces objectifs donnent une idée précise sur l'identité de la Jamaâ islamiya qui n'est, en fait, qu'une copie plus populaire de la ligue des oulémas du Maroc considérée comme une association religieuse, scientifique, culturelle et éducative apolitique et indépendante de toutes autres associations. Ces dispositions s'appliquent exactement au cas de la Jamaâ qui se voulait une association indépendante de tout courant politique. Cette convergence avec les organisations de l'Islam officiel explique la divergence avec l'autre association qu'est Al Adl wal Ihsane qui s'appelait avant 1983 La jamaâ Khyriya ( caritative) et qui avait tracé ses objectifs comme suit: 1- L'objectif politique : inciter les membres et l'ensemble du peuple marocain à prendre conscience de leurs droits politiques et leurs obligations conformément aux dispositions et à l'esprit de la constitution. Définir la position politique de l'association vis-à-vis des questions nationales et internationales qui intéressent la gestion des affaires du pays. L'association n'est pas tenue d'exprimer ses positions sur toutes les questions qui se posent et décline toute responsabilité quant aux interprétations de ses déclarations. L'association proclame son indépendance par rapport à tous les partis politiques et à tous les pouvoirs ou organisations légales ou clandestines à l'intérieur ou à l'extérieur du pays. Toute convergence de points de vue avec lesdites associations ne seront que pure coïncidence tant que l'association ne les a pas dénoncées. Elle se réserve le droit d'exprimer à ce sujet ses positions au moment opportun. 2- L'objectif culturel: l'association essaie de contribuer à cultiver les citoyens en mettant à leur disposition des outils qui leur permettent de faire connaissance avec le patrimoine civilisationnel et culturel de la nation et qui leur ouvrent des perspectives de parfaire leur niveau éducatif et culturel (séminaires, conférences, colloques, cours audio-visuels, colonies de vacances, excursions etc…) 3- L'objectif social: l'association ne doit lésiner sur aucun moyen pour alléger les souffrances de la population et pour minimiser les causes de la discorde entre les différentes couches. Considérant que la coopération et la solidarité sont des valeurs sûres qui constituent la base de l'édification d'une société unie, l'association contribue à mettre en place des centres d'accueil pour enfants orphelins, des écoles et des garderies au profit des enfants démunis. 4- L'objectif éducationnel et éthique: l'association considère que l'éducation basée sur les valeurs de l'éthique conformément à un programme d'éducation sain contribue à améliorer le comportement des personnes et à faciliter les contacts entre les différentes couches. Se présentant ainsi, l'association Al Adl Wal Ihsane souligne, dans ses statuts, que ses objectifs ont déterminé son identité en tant qu'association à caractère politique. Or, cette disposition ne figure nullement dans les statuts de la Jamaâ islamiya. • Deuxièmement, la Jamaâ islamiya a contribué à faire réussir des manifestations qui servent l'Islam officiel comme ce fut le cas lors de l'organisation de la deuxième session de l'université d'été de l'éveil islamique ( Assahwa Al Islamiya) dont le promoteur n'est autre que le ministère des Habous et des Affaires islamiques. Pour cette manifestation, la Jamaâ a appelé ses membres, dans un communiqué, à respecter toutes les règles organisationnelles et à se montrer disciplinés. • Troisièmement, la Jamaâ a sérieusement assisté les autorités publiques à instaurer l'ordre dans certains établissements universitaires. Ainsi, un communiqué de l'association destiné aux étudiants membres de la Jamaâ leur donne des conseils utiles sur les méthodes qu'ils devront utiliser pour contrecarrer "les communistes destructeurs" et toute la "gauche". Parmi ces conseils, la dénonciation à la police, aux autorités locales, à la préfecture ou même au cabinet royal de tout acte anti-islamique émanant des étudiants communistes et d'éviter de tomber dans leurs pièges en multipliant la vigilance et la mobilisation jusque dans les mosquées. L'errance politique La convergence objective avec le pouvoir a contraint Al Islah Wa Attajdid ( Jamaâ islamiya) à l'errance politique à travers deux problématiques. D'une part, la Jamaâ a établi des frontières entre la religion et la politique, mais elle n'a pas pu, d'autre part, tracer des limites à ses relations avec le pouvoir. De la religion et la politique Le courant islamiste s'est distingué depuis son apparition en 1928, à l'occasion de la création de l'organisation des Frères musulmans, par son insistance sur l'indéfectibilité des liens entre la politique et la religion en Islam. Ces liens ont été incarnés par la révolution islamique en Iran et soulignés à maintes reprises par des activistes religieux au Maroc à l'instar de Abdeslam Yassine, notamment dans son ouvrage publié en 1972 et intitulé "L'islam entre la prédication et l'Etat". Mais Al Islah Wa Attajdid n'a pu élaborer une vision claire à ce sujet . Ses statuts initiaux et ceux amendés en 1990 ne font aucune mention de la dimension politique dans l'action de l'association. Plus, dans un message adressé par son président au Cabinet royal en date du 29 novembre 1985, il est dit notamment à propos des membres de la Jamaâ que : "ce sont des jeunes pieux qui veulent contribuer à édifier leur avenir par l'appel au renouveau dans la compréhension de la religion et des préceptes du Coran et de la Sunna dans le cadre de l'unanimité de la nation autour de leurs valeurs". Par conséquent, ces deux paramètres indiquent clairement que le champ d'action de l'association se situe au niveau religieux et s'éloigne sensiblement de l'action politique. Dans ce cadre, le message du président au Souverain indique: "notre position est basée sur notre conviction que la crise du monde islamique est avant tout une crise de civilisation que nous ne pouvons dépasser qu'en incitant la jeunesse à renouveler sa compréhension et son attachement à la religion tout en conciliant entre la tradition et la modernité dans le cadre d'une coopération avec les conseils régionaux des oulémas, car nous considérons qu'une partie de cette jeunesse à laquelle nous nous adressons ne fréquente pas les mosquées pour écouter les oulémas directement". La position de l'association devient plus claire en lisant le contenu du message adressé par Abdelilah Benkirane en date du 20 février 1990 au ministre des Habous et des affaires islamiques. Il y est dit notamment que la maturité de la Jamaâ s'est accomplie après la rupture avec la Chabiba islamiya et qu'elle est passée de la politique à la religion. Donc, c'est cette vision qui établit des frontières strictes entre la religion et la politique qui a conduit Benkirane et ses compagnons à prendre l'initiative de créer en 1992, le parti Attajdid Al Watani ( le renouveau national). Cependant les autorités n'ont pas accordé l'autorisation nécessaire à ce parti. Toutefois, il était devenu évident que cette structure devait se consacrer à l'action politique pure tout en cédant la chose religieuse à l'association Al Islah wa Attajdid. Mais le refus des autorités demeure motivé par le fait que ce nouveau parti pouvait affaiblir sensiblement l'audience de l'association. Or, l'Etat n'avait pas besoin d'une nouvelle structure politique autant qu'il avait besoin d'une organisation islamiste susceptible de sauvegarder les grands équilibres dans le champ religieux. Des relations avec le pouvoir Dans un message adressé au ministre de l'Intérieur en date du 17 mars 1986, le président de la Jamaâ explique: "nous ne nous opposons pas au régime de la monarchie constitutionnelle qui est doté de la légitimité religieuse et qui représente le symbole de la tradition historique dans notre pays. Nous remercions Dieu d'avoir accordé à notre pays la liberté du culte qui fait défaut dans de nombreux pays islamiques. Ainsi, nous ne comptons pas nous opposer aux choix que la nation a porté sur le rite malékite qui a contribué à sceller l'unité des Marocains et à forger leur identité. C'est pourquoi nous estimons que la priorité doit être donnée à la coopération pour sauvegarder les racines (Al Oussoul) même si l'on peut diverger sur les branches ( Al Fourouâ)". D'autre part, dans un entretien avec le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Abdelilah Benkirane a réitéré ses engagements à respecter les trois constantes du pouvoir: la monarchie, l'intégrité territoriale et l'Islam. En ce qui concerne la monarchie, il dit: "Cheik Abdallah Guennoun aimait à répéter ce qu'il avait dit, un jour, au Roi : nous te faisons l'allégeance basée sur la religion. Donc la question de la monarchie est intimement liée à la religion. La famille royale qui règne depuis des siècles, gouverne aussi par l'acte d'allégeance que les oulémas ont sacralisée…Donc cette question est indiscutable". Pour ce qui est de l'intégrité territoriale, Benkirane dit: "il est inutile de rappeler notre position par rapport à la question du Sahara. J'ai senti dans ces contrées (lors de la marche verte) un grand élan d'unité. J'ai souhaité alors devenir un soldat des Forces armées royales pour défendre l'unité du pays". Enfin et en ce qui concerne l'Islam, il dit: "nous vivons dans un pays musulman comme stipulé dans la constitution. Cela est la règle, mais à propos de la non-application de la Chariâa, c'est une autre question. Je considère qu'il ne faut pas contribuer à envenimer la situation. Nous serions coupables si nous provoquons, qu'à Dieu ne plaise, une catastrophe pour notre pays. Notre position à ce sujet doit être similaire à celle des oulémas. Nous devons respecter la légitimité et nous engager à ne pas ébranler la sécurité spirituelle de la nation. Tout ébranlement de ce genre constitue un danger et c'est pourquoi nous comprenons parfaitement l'attachement de l'Etat à l'unicité du rite (malékite)". La période de l'errance politique vécue par la Jamaâ islamiya depuis sa création s'explique par son incapacité à suivre la dynamique créée par la révolution islamique en Iran. Par conséquent ,toute son action et ses positions voulaient signifier qu'elle ne faisait que se disculper des orientations blanquistes de la Chabiba islamiya. Mais dans ce processus, elle n'a pas su faire une nette distinction entre la rupture avec l'organisation-mère et la nature des rapports avec le pouvoir. La rupture n'a signifié qu'une animosité exacerbée à l'égard d'Abelkrim Moutiï et en revanche, la réconciliation avec le pouvoir l'a poussé vers l'abdication totale. Ceci s'est illustré par l'abandon de l'idée de créer un parti islamiste et par l'initiative qui a débouché sur l'union avec la Rabita Al Moustaqbal Al Islami pour créer le mouvement Attawhid Wal Islah (Unicité et réforme).