La Cinquième conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) s'est réunie du 10 au 14 septembre à Cancun au Mexique. Les travaux de cette institution devaient permettre d'accélérer la libéralisation du commerce mondial. Un bras de fer s'est engagé au sujet des aides agricoles entre l'UE et les USA d'une part, et l'ensemble des autres pays, d'autre part. Sans avancée significative sur ce dossier, les autres secteurs risquaient d'être bloqués. “S'ils veulent faire du commerce, ils doivent revenir sur terre. S'ils choisissent de continuer leur odyssée de l'espace, ils n'auront pas les étoiles, ils n'auront pas la Lune, ils repartiront les mains vides”, a déclaré le Commissaire européen à l'agriculture Franz Fischler à la veille du Sommet de Cancun. Cette mise en garde du représentant de l'UE aux Pays en développement (PED), qui se passe de tout commentaire, montre dans quel état d'esprit certains pays riches abordaient des négociations destinées à équilibrer la libéralisation du commerce mondial entre pays riches et PED. En écho à cette déclaration, le représentant américain au commerce Robert Zoellick a été plus net : “nous voulons libéraliser les échanges, au sein de l'OMC, mais vous pouvez également voir que nous trouverons des pays désireux d'ouvrir leurs marchés aux Etats-Unis”, a-t-il affirmé au lendemain de la signature de traités de libre-échange avec Singapour et le Chili, en faisant probablement allusion à la conclusion prochaine d'un accord similaire avec le Maroc. Ces deux déclarations sont en contradiction avec les engagements pris par les pays riches à Doha (Qatar) en novembre 2001 d'ouvrir leurs marchés aux produits agricoles des PED et surtout de parvenir progressivement à la suppression des subventions agricoles en général et celles à l'exportation en particulier. Ces différentes aides nuisent à l'agriculture des PED, dépourvus de ressources pour soutenir leurs paysans. Elles créent des distorsions de prix sur le marché mondial, faussent la concurrence et ruinent de ce fait une partie croissante de la paysannerie des pays pauvres. Coalition contre le projet euro-américain Mais, l'avertissement ferme des deux principaux pourvoyeurs de subventions (300 milliards de $ par an) et grands acteurs du commerce agricole mondial, a buté sur la non moins ferme détermination des autres blocs commerciaux. Les négociateurs devaient débattre d'un projet de déclaration finale présenté par le directeur général de l'OMC, le Thaïlandais Supachai Panitchpadki, et le président du conseil général, l'Uruguayen Carlos Perez del Castillo. Le projet est largement inspiré d'une plate-forme euro-américaine élaborée à la mi-août. Du coup, il s'est heurté à l'hostilité des autres membres de l'OMC. Même si les USA et l'Union européenne ont quelque peu assoupli leur position et ont proposé une réduction limitée et progressive des subventions à l'exportation pour certains produits vitaux pour les PED, ces propositions demeurent nettement en deçà des exigences d'un commerce mondial équitable. L'ennui pour les Européens et les Américains, c'est que la contestation n'émanait plus seulement des pays pauvres. L'hostilité au projet euro-américain s'est étendue à d'autres groupes, autrement plus puissants. D'abord, au très libéral Groupe de Cairns qui réunit des pays riches et en développement (Australie, Canada, Argentine, Brésil, Malaisie, Afrique du sud…). Le point commun à ces pays réside dans le fait qu'ils sont exportateurs nets de produits agricoles et qu'ils militent pour une élimination totale des subventions. Ils ont averti qu'ils se retireraient purement et simplement des négociations s'ils ne pouvaient atteindre leur objectif d'une amélioration acceptable du commerce des produits agricoles. “Le groupe de Cairns ne sacrifiera pas les ambitions de Doha simplement pour obtenir un compromis rapide qui ne tiendrait pas compte de nos ambitions”, a souligné le ministre australien du commerce, Mark Vaile. Ce groupe a reçu le renfort de 20 pays en développement (devenus 21 après le ralliement de l'Egypte), dont plusieurs sont également membres du groupe de Cairns. Ce G 21 exige que le texte qu'il a déposé fin août soit pris en considération par la Conférence. Ce texte, parrainé par des géants du monde en développement tels que la Chine, l'Inde, le Brésil, le Mexique ou l'Afrique du sud, réclame le retrait total des subventions agricoles des pays riches. Représentant plus de la moitié de la population de la planète et 65 % de la population active mondiale, le G21 estime que “la Conférence ne réussira que si les besoins des PED sont pleinement pris en considération”, a précisé le ministre chinois de l'agriculture, Du Qinglin. Il apparaît donc qu'un accord sur l'agriculture est le préalable indispensable à la réussite de la Conférence sur l'ensemble des dossiers. Après des négociations difficiles entre les principaux blocs commerciaux sur cette épineuse question agricole, des progrès ont été réalisés en matière de réduction des subventions et des droits de douane. Un projet d'accord devait être soumis samedi dernier aux participants à la Conférence de l'OMC, projet visant à réduire les subventions des pays riches et ouvrir les marchés des pays du sud. Mais, un échec éventuel sur le volet agricole empêchera toute avancée sur les autres dossiers. Parmi les principaux secteurs concernés, ce sont les services qui intéressent au plus haut point les pays riches. Pour allécher les pays du Sud et les amener à faire des concessions sur ce dossier, les Américains qui bloquaient tout accord sur l'accès des pays pauvres aux médicaments génériques, ont fini par lâcher du lest. Ainsi, un compromis qui cherche à concilier les impératifs de santé publique et les intérêts de l'industrie pharmaceutique a été approuvé le 30 août par les 146 membres de l'OMC. Mais, de l'avis des experts, les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux. Le dispositif juridique très strict prévu pou encadrer l'accès aux médicaments limite sérieusement la portée de cet accord. Au point que certaines ONG vont tenter de convaincre les pays du Sud de rejeter ce texte. D'autant que le problème majeur de ces pays, celui du financement, n'a pas été résolu. Libéralisation des services ? Sur le dossier sensible des services, la négociation de l'accord général sur le commerce et les services (AGCS), intégré au cycle de Doha, intéresse surtout les pays riches. Les PED restent, pour leur part, sceptiques sur l'intérêt d'approuver des accords qui risquent de leur être défavorables à terme, leur capacité d'exportation étant soit très faible, soit inexistante. Le secteur, devenu la première activité économique, ne représente pourtant que 20 % du commerce mondial. C'est dire si les enjeux sont considérables. En effet, tous les services de tous les secteurs sont visés, à l'exception de ceux qui relèvent de la souveraineté des Etats : police, armée et justice. Cela va donc des services sociaux fondamentaux comme l'éducation, la culture et la santé en passant par l'eau et l'électricité, la finance, le transport et les télécommunications… La réticence des PED à l'égard de la libéralisation des services se justifie par le risque de voir les multinationales adopter des stratégies contraires aux exigences du développement du pays d'accueil. En outre, l'ouverture du marché des services n'est pas compensée par une libéralisation des flux de main-d'œuvre temporaire, susceptibles de contribuer à l'amélioration des revenus dans les pays du Sud. Un dossier qui intéresse particulièrement le Maroc est celui de l'accès au marché industriel. Il s'agit de baisser progressivement les droits de douane sur les produits industriels, notamment le textile. Ce dossier oppose surtout les pays du Sud et risque de les diviser lors des négociations. Le Maroc, la Tunisie, l'Egypte ou la Turquie, par exemple, craignent pour leur compétitivité face à la Chine s'ils baissent leurs droits de douane. En revanche, les pays émergents grands exportateurs sont favorables à cette baisse. Mais, au-delà des conflits d'intérêts entre pays riches et PED ou entre pays du Sud et quelle que soit l'issue de la Conférence de Cancun, subsiste un problème de fond. La libéralisation totale des échanges est-elle le plus court chemin vers la croissance et la prospérité pour les PED ? Ces derniers commencent à douter du bien-fondé de ce dogme, d'autant qu'aucune évaluation précise des accords de libéralisation n'a été réalisée. Une chose est toutefois certaine : les études empiriques ont montré l'absence de corrélation directe entre libéralisation des échanges et croissance économique plus vigoureuse. Ces études ont montré également que le passage à une croissance forte est rarement déclenché par des plans importés de l'étranger ou imposés par lui. Certes, l'ouverture d'une économie est un facteur-clé, mais non suffisant, pour amorcer le processus de décollage. C'est la dynamique interne spécifique à chaque pays, combinant ses atouts et les innovations dans le cadre institutionnel avec des éléments empruntés aux recettes libérales qui est à l'origine du décollage. En définitive, l'intégration loin d'être une condition préalable, est l'aboutissement d'un processus. Il s'agit plutôt d'un résultat étroitement lié à la réussite de la stratégie nationale de croissance.