Structures et orientations de la Chabiba Islamiya L'Association de la jeunesse islamique ou le Mouvement de la jeunesse islamique sont, en fait le revers d'une même médaille. En effet, Abdelkrim Moutiï menait ses activités légalement au nom de l'association de la Chabiba Islamiya dont le dossier de constitution avait été déposé auprès des autorités en novembre 1972. Mais, Moutiï avait également prévu une structure clandestine appelée "Chabiba Islamiya" qui, elle, opérait depuis 1969. Ainsi, l'association n'était en fait qu'une diversion. C'est donc ce mouvement qui incarnait le projet politique de Moutiï. Par conséquent, il est inutile de s'attarder sur l'analyse des structures légales autant qu'il faille s'intéresser davantage à la structure clandestine. Ce mouvement comportait deux ailes : l'aile de la Daâwa (prédication) et l'aile du Jihad ( le combat). L'aile de la prédication Abdelkrim Moutiï a bâti son mouvement sur la base de sections. Ainsi, cette aile comportait la section des professeurs, des instituteurs, des lycéens, des ouvriers et des artisans.Chaque section est composée de familles auxquelles n'adhèrent que les militants engagés. Les autres sympathisants font l'objet d'un suivi strict et peuvent y adhérer si leur engagement est confirmé. A la tête de chaque famille se trouve un Naqib ( bâtonnier). L'ensemble de ces Naqib constitue un conseil à la tête duquel se trouve un Raqib ( inspecteur) assujetti au pouvoir de l'émir de la section. L'ensemble des émirs des sections constitue un conseil qui est soumis au pouvoir de l'émir du mouvement. L'aile du Jihad Cette aile a été inspirée de la structure mise en place par Hassan El Banna, le leader des Frères musulmans d'Egypte. Cette organisation était, elle même, constituée de deux ailes. La première, celle de la Daâwa s'activait légalement depuis 1928 et l'autre, celle du Jihad, s'activait clandestinement sous la houlette de Abderrahmane Assandi. Ainsi, Moutiï constitua l'aile combattante en 1970 et désigna à sa tête Abdelaziz Nâamani. Mais il s'assura que les deux ailes ne devaient avoir aucun rapport. L'aile combattante avait, au début, deux missions essentielles: • Lancer des expéditions punitives contre les militants de la gauche. • Liquider l'un des symboles de la gauche qu'était Omar Benjelloun. En 1980, Abdelaziz Naâmani quitta le mouvement et obligea Moutiï à réfléchir à une nouvelle restructuration de l'aile du Jihad. Ainsi, en 1980, Moutiï mit en place une nouvelle structure appelée Fassil al Jihad ( groupe du combat) qui s'inspire du modèle des Qataïbs ( les milices libanaises). La mission de ce groupe consistait à mener des opérations armées. Mais deux groupes du Jihad ont été appréhendés. Le premier groupe comprenait 71 personnes dont des membres ont été arrêtés en 1983. 51 d'entre eux ont comparu devant le tribunal et 20 autres ont été jugés par contumace. Durant ce procès, Abdelkrim Moutiï a été condamné à la peine capitale par contumace. Le deuxième groupe comprenait 26 membres, dont 17 ont comparu devant les juges et 9 autres jugés par contumace. Là aussi, Moutiï écopa de la peine capitale. Les années de crise ou la double rupture Après une période d'essor, la Chabiba Islamiya devait connaître après 1975 un reflux qui s'est traduit par une double rupture tant au niveau horizontal que vertical. La rupture verticale Quelles sont les raisons qui ont poussé les autorités à rompre objectivement avec la Chabiba? L'assassinat de Omar Benjelloun a-t-il servi de prétexte pour cette rupture? Pour répondre à ces questions, il faut analyser les développements de la vie politique marocaine. En effet, les autorités ont commencé à reconsidérer leurs rapports avec les islamistes marocains à la lumière des événements de 1983-1984. Ainsi, elles ont commencé à distinguer entre l'action religieuse proprement dite et l'action de l'Islam politique. Déjà en 1974, les autorités avaient commencé à resserrer l'étau sur quelques activistes, notamment Cheikh Abdeslam Yassine qui avait envoyé une lettre ouverte au Roi S.M. Hassan II, intitulée "l'Islam ou le déluge". Pendant cette période, le pouvoir avait entamé la restructuration du champ politique en légalisant le PPS et en autorisant l'aile de Rabat de l'UNFP à tenir son congrès extraordinaire pour former l'USFP. En même temps, la gauche radicale a été démantelée et ses principaux dirigeants et militants incarcérés. Par conséquent, en favorisant les courants réformistes, les autorités avait, a priori, changé leur stratégie vis-à-vis du courant islamiste. Et donc, l'assassinat de Omar Benjelloun n'était nullement une raison pour rompre autant qu'il constituait un indice dans le changement des rapports entre l'Etat et la Chabiba islamiya. Cet assassinat a engendré une rupture verticale qui elle-même allait provoquer une rupture horizontale. La rupture horizontale Comment la rupture horizontale s'est elle faite ? La réponse réside dans la nature de la tactique adoptée par le pouvoir vis-à-vis de Abdelkrim Moutiï. Cette tactique est d'ailleurs explicitée par une brochure de la Chabiba Islamiya. Selon ce document, le pouvoir devait apprivoiser d'abord la direction, notamment Moutiï, pour ensuite faire dévier le mouvement de sa voie initiale. C'est pour cela que les autorités ont délégué Bahaä Eddine Al Amiri, qui est un Syrien résident au Maroc et qui était en fait chargé de mission au cabinet royal tout en se pavanant du titre de professeur à Dar Al Hadith Al Hassaniya. Al Amiri devait exploiter son passé et ses liens avec les Frères musulmans au Machreq et a infiltré le mouvement. Il devait aussi présenter des rapports aux services secrets et au ministre de l'Intérieur à propos des activités de Moutiï. D'ailleurs, il a même poussé sa fille à adhérer à la section féminine du mouvement à travers laquelle elle aidait son père à récolter plus d'informations sur l'organisation. Et toujours, selon la même tactique, les autorités ont recruté Kamal Ibrahim, l'adjoint de Moutiï. D'ailleurs Al Amiri avait pu organiser chez lui des rencontres entre Moutiï, Kamal et des personnalités haut placées dans la hiérarchie de l'Etat. Lors de ces rencontres, Moutiï avait reçu des offres alléchantes de la part de ces personnalités. La deuxième tactique du pouvoir consistait à arrêter et à incarcérer Moutiï. Pendant son absence, les autorités ont essayé d'infiltrer le mouvement. Mais pour arriver à leur fin, elles devaient pousser le mouvement à commettre des actes illégaux. Les autorités ont choisi cette option après avoir tenté, en vain, de corrompre Abdelkrim Moutiï. Cette version des choses implique que la Chabiba Islamiya n'est pas impliquée dans l'assassinat de Omar Benjelloun. Cependant, quelle que soit la réalité des choses, cet événement avait bel et bien provoqué une rupture horizontale au sein du mouvement. A la suite de l'assassinat de Omar Benjelloun, Moutiï avait fui le Maroc et Kamal Ibrahim fut arrêté. Ainsi, la direction du mouvement devait être démantelée progressivement. Cependant, de l'extérieur, Moutiï avait essayé de gérer l'organisation notamment en constituant une direction composée de six membres qui sont Nayet Belfkih, Noureddine Dakir, Ahmed Beladham, Othmane Manar, Abderrahim Saâdaoui et Abdelkébir Bencheikh. Mais, cette direction a été, elle aussi, infiltrée. C'est pourquoi Moutiï devait la remplacer par une autre direction composée de Ahmed Berraouine, Abdelhamid Abou Ennaïm, Ibrahim Bourja, Azeddine Allam. Toutefois, la première direction ne voulait pas reconnaître cette deuxième équipe et avait contesté les décisions de Moutiï. Ce processus de rejet mutuel allait déboucher sur la création de Jamaât Attabyine ( groupe de la clarification) qui fut composé de membres contestataires qui revendiquaient la clarification de la situation, notamment à propos des accusations portant sur leur coopération avec les autorités. Pendant ce temps, la deuxième direction fut, aussitôt, remplacée par une nouvelle équipe appelée direction des Mouâllimine ( les maîtres) et fut composée de Allal Al Amrani, Si Abdellatif et Driss Chahine. En fait, cette nouvelle direction était purement formelle. Pour que Moutiî puisse maîtriser le mouvement, il a créé parallèlement une équipe de l'ombre composée de militants radicaux qui lui obéissaient aveuglément. Ainsi, la rupture horizontale devait être consommée après la condamnation de Moutiï en 1980 dans l'affaire de l'assassinat de Omar Benjelloun. Cette condamnation a, en effet, produit un changement notable dans l'orientation politique de Abdelkrim Moutiï qui devait proclamer son opposition totale au régime. Cette nette opposition allait s'exprimer dans les colonnes de la revue "Al Moujahid" dont le premier numéro est apparu en mars 1981. La réaction de la direction ne s'est pas fait attendre, puisque en Avril 1981, les dirigeants du mouvement au Maroc devaient exclure Moutiï. Le processus des ruptures a donc entamé les deux ailes du mouvement. En ce qui concerne l'aile de la prédication, celle-ci a produit trois courants : • le premier courant revendique l'arbitrage entre Moutiï et les directions locales, notamment la première direction. Cette position s'articulait autour de l'idée de clarification des causes de la crise et du conflit. Ce courant allait être baptisé “ groupe de la clarification ”. • Le deuxième courant insiste sur la dénonciation des positions de Moutiï exprimées par la revue "Al Moujahid". Ce courant allait constituer l'association de la Jamaâ Islamiya. • Le troisième courant revendiquait de surseoir à toute décision à l'encontre de Moutiï. Ce courant a prôné la priorité à l'action culturelle islamique à travers l'Association Achourouq Al Islamiya. Pour ce qui est de l'aile combattante, Abdelaziz Nâamani devait rompre avec Abdelkrim Moutiï et créer une autre organisation appelée "Organisation des Moujahidines du Maroc" qui publia en 1984 la revue Assaraya ( les bataillons).