La succession des indignations n'a jusqu'à présent pas limité la reproduction de ces actes. Au contraire, il y a comme un effet pervers du discours d'indignation : plus les réactions sont vives, plus les actes de profanations se multiplient. Les profanateurs narguent ainsi une opinion à juste titre scandalisée, mais aussi, toute autorité chargée pour le moins d'assurer un minimum de respect pour des hommes tombés au front au nom de la France. Ils narguent aussi la Justice qui veille au “vivre ensemble'' de toutes les composantes de la société française. Il faut reconnaître que sur le plan purement judiciaire, la sanction des actes de profanations pose un réel dilemme. Car, même dans les situations où les profanations sont frappées du sceau ignoble du racisme ou d'antisémitisme, les peines prévues par la loi (3 à 5 ans de prison ferme et de lourdes amendes) restent tributaires du pouvoir discrétionnaire des juges. Cette “clémence'' de la Justice s'explique par la fragilité des preuves, le jeune âge des profanateurs ou encore le mobile des actes. Mais en réalité, derrière cette “clémence'' de la Justice, court en filigrane le souci des pouvoirs publics de contenir le phénomène et surtout d'en empêcher la radicalisation. En effet, les lourdes peines sont souvent mal perçues, car elles brisent définitivement les individus coupables de tels actes, mais surtout parce qu'elles font sombrer davantage, le cercle auquel appartient ces individus dans la radicalité. S'ensuit alors une spirale de violence symbolique où s'affrontent une détermination judiciaire (perçue comme un acharnement par le cercle des profanateurs), et une revanche des profanateurs (perçue par la Justice comme une récidive intolérable). Ce dilemme se complique davantage lorsqu'on examine l'âge des personnes impliquées dans des actes de dégradation des tombes. Toujours selon le rapport élaboré par les deux députés, dans leur écrasante majorité, les profanateurs sont très jeunes. Plus de 80 % de ceux qui furent arrêtés en 2007 avaient moins de 18 ans, et sont le plus souvent des voleurs, emportant ce qu'ils espèrent revendre. D'ailleurs, le souci d'éviter cette spirale de violence symbolique, aide à mieux comprendre pourquoi les rédacteurs du rapport (pourtant conscients de la gravité de la situation) ont plus insisté sur la prévention que sur l'alourdissement de l'arsenal répressif aux effets limités. Les profanations sont des actes symboliques, il faut donc les combattre par des actes symboliques. C'est probablement la raison pour laquelle Mohamed Moussaoui, Président du CFCM, a demandé expressément au Président de la République de se déplacer au cimetière de Notre-Dame-de Lorette. «Ils ont agressé la République dans son ensemble, disait Mohamed Moussaoui. La venue du Président serait un geste très fort qui montrerait aux citoyens français de confession musulmane qu'ils sont des enfants de la République.» Hakima Ait El Cadi, élue d'Avignon qui travaille aussi pour la communication du CFCM déclare à son tour : «Dans ce climat morose, on a besoin de rassurer les gens et de calmer les esprits. C'est aussi pour ça que l'on demande que le Président vienne... ». C'est dans cette logique d'affrontement de symboles que l'on comprend l'accent désormais mis sur l'éducation des élèves dès le collège au respect des morts et afin «de mieux prendre en compte la question de la mort» dans les différentes cultures et aux différentes époques. C'est aussi pourquoi les rédacteurs du rapport préconisent le recours plus systématique aux travaux d'intérêt général visant à la réparation des sépultures profanées. Quant à l'idée d'équiper les cimetières sensibles de caméras vidéo afin de les protéger et d'aider la Justice dans l'identification des profanateurs, elle est on ne peut plus triste. Triste, car aussi efficace qu'elle puisse paraître, elle viole l'intimité du recueillement et introduit dans le monde des morts ce nouvel outil du quadrillage sécuritaire généralisé dans le monde des vivants, qu'est la vidéosurveillance. Profanations : parlons aussi des vivants ! Hormis Jean-Marie Le Pen qui qualifie d' «indécent» le «concert d'indignation politico-médiatique, que l'on n'entend que lorsqu'il s'agit de tombes musulmanes ou juives», force est de constater que les actes de profanations survenus le 8 décembre 2008, ont suscité un émoi généralisé de la classe politique. Devant l'Assemblée nationale lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, la ministre de l'Intérieur, Michèle Alliot-Marie, estime que «Les actes de profanation sont ignobles, intolérables et révoltants […] Tous les moyens d'enquête et de police technique et scientifique sont déployés actuellement sur le terrain pour relever tous les indices possibles pour pouvoir identifier, interpeller et déférer à la Justice les auteurs». Toutefois, Michèle Alliot-Marie a ajouté qu'il était très difficile de surveiller le cimetière, qui s'étend sur 13 hectares. Le Président Nicolas Sarkozy et une grande partie de la classe politique française ont également dénoncé ces profanations. L'indignation de la classe politique et des pouvoirs publics est devenue, tout de même, une sorte de rhétorique préfabriquée et prête à l'usage chaque fois que les circonstances l'exigent. Au-delà de l'indignation certes nécessaire, c'est d'une reconnaissance totale dont le fait musulman en France a besoin. Une reconnaissance qui doit le soustraire à la fois à la tutelle des pays d'origine des français musulmans, et à l'Etat français lui-même qui continue à concevoir la gestion de l'Islam dans un prisme colonial. Honorer les morts musulmans passe certainement par la lutte contre toutes formes de manquement de respect que l'on doit à tous les morts. Il passe aussi par la reconnaissance des enfants, vivants, de tous ces musulmans morts pour la France. Or, beaucoup de chemin reste à faire à cet égard. De l'instrumentalisation du voile, à la diabolisation de Rachida Dati (fille de parents musulmans immigrés pour rappel), en passant par la suspicion de ce qui a trait, de près ou de loin, à l'Islam, force est de reconnaître que le bilan des politiques de la République française à l'égard de ses enfants de confession musulmane est plutôt mitigé. Les exemples sont multiples. Ils traduisent généralement une ambivalence de l'attitude des pouvoirs publics français qui s'indignent lorsqu'on porte atteinte aux musulmans morts pour la France, mais demeurent frileux lorsqu'il s'agit de reconnaître entièrement la place des descendants de ces derniers dans la République. C'est le cas des différents blocages auxquels se heurtent les acteurs associatifs, entre autres, qui défendent le fait musulman en France. L'Association de Sensibilisation, d'Information et de Défense de Consommateurs Musulmans (ASIDCOM), qui assure la promotion et la protection des intérêts des consommateurs musulmans en conformité avec les principes et les valeurs de la laïcité, a ainsi vécu une expérience amère avec les pouvoirs publics, sous la pression de certains collectifs qui flirtent avec une islamophobie ambiante. Ainsi, le 9 novembre 2008 à Grenoble, l'ASIDCOM comptait organiser une journée d'information et de formation sur les “bonnes pratiques'' de la fête du Sacrifice, destinée prioritairement aux pères de famille. L'un des modules de la formation porte notamment sur les risques de santé publique, l'hygiène et l'impératif de «bientraitance» de l'animal au moment de l'abattage rituel. Or, c'était sans compter sur une campagne de diabolisation dirigée par la Fondation Brigitte Bardot qui considère le Sacrifice comme un rituel « barbare et archaïque ». Le directeur de cette Fondation est allé même jusqu'à déclarer que les programmes de formation dirigés par l'ASIDCOM sont «une nouvelle étape dans la provocation et le refus de respecter les lois républicaines d'un pays laïque». De ce point de vue donc, «Les musulmans sont non seulement archaïques et barbares mais aussi antirépublicains et antilaïques», ironise Vincent Geisser, spécialiste de la gestion de l'Islam en France. Pis encore, l'argumentaire de la Fondation a été repris par le ministère de l'Intérieur, à travers son porte-parole Gérard Gachet. Ce dernier est personnellement intervenu auprès du Préfet de l'Isère pour interdire cette réunion de l'ASIDCOM, en arguant que : «Le ministère est ferme sur le respect de la loi en la matière» !