12 ans après, ce Tsunami économique nommé campagne d'assainissement, n'en finit pas de faire des vagues. Retour sur une pièce de théâtre avec son scénario, son metteur en scène et ses acteurs qui n'a rapporté aucun centime à l'Etat, a coûté de l'argent, ralenti encore plus la machine économique. Plongée dans les coulisses de la campagne. Les Ghali Benkirane, Benabderrazik, Chétrit, Bentaleb, Benchekroun, Hokaïmi, Tahiri et les autres, oublieront-ils un jour les déboires de la campagne d'assainissement ? Rien n'est moins sûr. Plus d'une décennie après, les langues ont bien du mal à se délier. Les uns par lassitude : «A quoi bon remuer le couteau dans la plaie. Basri nous a brisés et malgré tous nos recours, on n'a pas réussi pour la plupart, à récupérer nos affaires », lâche un homme d'affaires qui a payé pour avoir refusé de mouiller Abdellatif Laraki, le patron de la banque Populaire qui était également dans le collimateur de l'ex-vizir. Les autres par peur. « Le makhzen a la rancune facile. Il suffit d'une petite note des services pour se retrouver de nouveau sur une liste noire ; très peu pour moi. J'ai déjà largement payé », se justifie ce commerçant qui a réussi à remonter la pente après avoir fait de la prison. Quand est ce qu'elle a vraiment démarré ? Officiellement, la campagne a démarré en décembre 1995 avec une série d'arrestations. Mais il y avait déjà des noms qui circulaient bien avant. On parle d'une liste d'hommes d'affaires et de barons de la drogue qui circulait déjà quelques mois auparavant entre les différents services de renseignements de l'Intérieur. En tout cas, les Chétrit, Benchekroun, Benabderrazik, Tber, Lahlou … 11 douaniers puis 22 autres, dont deux directeurs, sont dès le départ embarqués dans la fameuse curée. Les interrogatoires étaient assurés par toutes les brigades de la police judiciaire, patronnées par Mohamed Arous, et par agents et cadres de la DST, tant dans les locaux du commissariat central que dans les enceintes du tribunal de Première instance de la place Mohammed V. Les privilégiés étaient interrogés au premier étage d'un grand Palace de la métropole. « Beaucoup de mis en cause notamment des douaniers ont été malmenés et torturés », comme le souligne Mohamed Ghali Benkirane. Les plus chanceux devaient se présenter à 8 heures du matin et ne repartir que vers 3 heures du matin. Quant à ceux qui étaient coffrés, le temps ne comptait pas. Benabderrazik, le pharmacien, a eu un membre cassé. Tous les accusés, parmi les grands industriels et autres hommes d'affaires, devaient comparaître dans la salle des audiences n° 1 du Tribunal de Première instance de Casablanca. Etroite, elle n'arrivait ni à loger les accusés et leurs avocats, non plus leurs familles. Les auditions étaient expéditives, les jugements aussi. On voyait les magistrats, extrêmement fatigués, somnoler sur les piles des dossiers. Certains n'écoutaient plus, ni déclarations des accusés, ni plaidoiries de leur défense. Tous savaient que celui qui se présentait à la barre allait être massacré. Les amendes se chiffraient par milliards. Communiqué Pour généraliser la peur, un communiqué du Comité de coordination chargé au ministère de l'Intérieur du suivi de la lutte contre la contrebande, a été diffusé le 28 décembre 1995. Les arrestations, qui ne concernaient que les grosses fortunes, ont pris une autre tournure. Aiguillée par les services du sieur Basri, la presse, toutes tendances confondues, s'est largement mêlée à la campagne. Le Matin du Sahara titrait : « Fermeté, assainissement et transparence » ou alors « La lutte contre la contrebande s'intensifie, les walis et gouverneurs directement responsables des opérations ». Hammouda El Caïd, avocat de formation et Wali du Grand Casablanca, a demandé audience à Driss Basri, qui l'a laissé suer pendant des heures, pour lui signifier après, de prendre son congé. L'intérim était alors assuré par Abdelâziz Lâafoura, gouverneur de Hay Mohammadi-Ain Sebaâ. C'est lui qui pilotait les opérations de jour comme de nuit, Talkie walkie à la main assisté par Riyahi. On lui filmait le déroulement des audiences qu'il visionnait chez lui tranquillement après la rupture du jeûne (durant le mois de Ramadan) pour en rendre compte à son patron, Driss Basri. Au départ, c'était Ali Amor, directeur général de la douane et des impôts indirects, qui devait piloter l'opération, mais il s'est fait piéger. Dès le déclenchement de la campagne d'assainissement, l'administration des douanes était neutralisée et ses directeurs et cadres vont être impliqués pour complicité de contre-bande. La mise en scène était montée sur la machination du ministère de l'Intérieur. Basri avait des comptes à régler aussi bien avec des hauts fonctionnaires de l'Etat qu'avec des chefs d'entreprise triés sur le volet. Dans le collimateur : Mohamed Berrada, Abdellatif Jouhari ex- ministre des Finances et Abdellatif Laraki (Banque Populaire). Il lui était difficile de les attaquer de front. Les deux premiers étaient forts de leur proximité avec le Palais et le troisième avait des amitiés solides, notamment avec les deux conseillers du roi, Slaoui et Guédira. Il verra lors de la campagne des membres de sa famille, cousins et beaux-frères jetés en prison en 1996, tels Benabderrazik, Kadiri et Tahiri. La campagne d'assainissement allait s'étendre aussi aux trafiquants de drogue. Les barons allaient payer pour le fameux rapport de l'observatoire géostratégique de la drogue et les médias européens. Pendant les six premiers mois de l'année 1996, des arrestations à la chaîne avaient débouché sur une série de procès, médiatisés à l'extrême. Comme il fallait marquer les esprits, on a considéré que ces trafiquants de drogue ne méritaient pas d'être traités comme n'importe quel citoyen, d'où les abus flagrants qui ont marqué leur arrestation et leur procès. Des procès instruits au mépris des droits élémentaires de la défense. Leurs avocats étaient montés au créneau pour dénoncer des actes de tortures d'une rare violence à l'encontre des prévenus. Le bouillant Ziane, tout fraîchement nommé ministre des Droits de l'homme démissionne avec fracas pour protester contre les irrégularités de la campagne d'assainissement. «J'ai claqué la porte parce que j'avais interpellé le gouvernement sur une campagne décidée par quatre ministres, Jettou, Kabbaj Basri et Amalou, sans concertation avec les autres membres du gouvernement. De plus, le Smig en matière de justice n'a pas été respecté», s'indigne l'avocat. Quatre autres procès concernant 200 personnes se sont terminés en queue de poisson, tellement les accusations et les délits se télescopaient avec une absence flagrante de preuve et un amateurisme qui a ridiculisé les magistrats de l'époque. Néanmoins, une question récurrente dérangeait les juges : comment l'argent de la drogue pouvait-il financer des briqueteries, des ateliers de confection, des exploitations agricoles, des entreprises agroalimentaires,... à l'insu des autorités ? Comment des sociétés ayant pignon sur rue, participaient à des manifestations officielles, renflouant les caisses de l'Etat, pouvaient fonctionner, alors qu'elles appartenaient à des barons notoires ? La répression a-t-elle mis fin au trafic de drogue ? Pas le moins du monde. Le trafic est toujours florissant et il l'était bien encore au lendemain de la fameuse campagne. La stratégie des barons de la drogue a juste un peu changé. Ils font de plus en plus confiance aux spécialistes du blanchiment, dont notamment certains hommes d'affaires en vue, qui font essentiellement dans la promotion immobilière. Ils ont désormais la mainmise sur divers secteurs d'activité, grâce à des complicités dans l'administration. Leur étendard touche également aujourd'hui des transactions boursières. Des fermes, des propriétés, des villas et appartements -haut de gamme- acquis par les nababs du trafic en tout genre, des cafés de luxe sont construits à tour de bras à Casablanca mais surtout dans des localités de plus en plus éloignées du nord. De gros barons ont carrément élu domicile à Marrakech où ils tirent les ficelles d'un trafic de plus en plus juteux. Versions et faits Pourquoi a-t-on mis autant de zèle à mener à bien cette fameuse campagne ? Les raisons objectives ne manquaient pas. Un rapport accablant de la Banque mondiale, censé évaluer le PAS, épinglait explicitement « la corruption qui gangrène, la contrebande qui se développe ». Le gouvernement avait adopté un plan de réajustement structurel en 1984. Il s'agissait du rééchelonnement de la dette extérieure du Maroc vis-à-vis de principaux créanciers de taille : la Banque mondiale, le FMI et le Club de Paris qui figuraient en tête de liste. Ces derniers invitaient le pays à revoir sa politique tant sur le plan économique que social. Le plan, établi sur 10 ans, prenait fin en 1994. C'est à cette date que la Banque mondiale devait dresser le bilan de l'expérience marocaine dans un rapport tout simplement accablant. Nous sommes à un an de la mascarade qui a réellement commencé le 29 décembre 1995. Le document conclut que les «efforts» de ce Maroc-là n'ont fait, pendant cette période, c'est-à-dire dix ans, qu'approfondir les écarts entre les différentes couches de la population, voire même creuser les fractures sociales. Le pire dans tout cela, est que la situation encourageait la corruption et éloignait encore des perspectives de développement, quant à un système Educatif juste, une Justice sereine et une Santé pour tous. Autre dossier épineux, la contrebande. «La commercialisation au Maroc de marchandises de contrebande d'une valeur de 1,5 milliard d'Euros provenant des villes occupées de Sebta et Mellilia, freine le développement économique normal et représente une perte de 450.000 postes d'emploi », conclut le rapport. Et la boucle va être bouclée avec le fameux rapport de l'observatoire géopolitique des drogues qui incrimine des personnalités très proches du sérail. Compte 111? Ce sont ces données et ces rapports accablants et humiliants qui auraient poussé Hassan II à prendre le taureau par les cornes et envoyer des membres du gouvernement à l'étranger et à travers les organes de presse officielle, pour faire ici et là des déclarations officielles rassurantes. Il faut dire aussi que les caisses étaient dangereusement vides. Le compte 111 lancé par feu Hassan II en faveur du monde rural, dans un discours à la nation, n'avait éveillé presque aucun sens de la solidarité chez les hommes milliardaires insolemment riches de Casablanca. Une campagne d'assainissement était alors réfléchie et préparée par l'entourage du roi. Dans le sérail, trois scénarios étaient en compétition. Driss Jettou, Driss Slaoui, Mohamed Kabbaj veulent limiter la répression au Nord, pour lutter contre la contrebande et le trafic de drogue. André Azoulay, Abdelhadi Boutaleb, Mohamed Mikou, pensaient qu'on allait au casse pipe et sans avoir le courage de dire non à la campagne, mettaient néanmoins un petit bémol. Quant à Basri, en bon démagogue, il suggère de s'en prendre uniquement aux grands barons de la drogue et à la grande bourgeoisie qui menaçait désormais le pouvoir. Comment s'est terminée la fameuse campagne ? Par un simple communiqué du cabinet royal publié le jeudi 16 octobre 1997. Un texte succint qui se contente de proclamer l'amnistie des condamnés de la campagne d'assainissement. Au même moment, une loi tenait un discours, lors du conseil des ministres de ce jeudi 16 octobre, sur la mise à niveau des bilans qui devra ressembler plutôt dans sa phase de lancement à une amnistie fiscale secondée par un débat parlementaire pluraliste. Avec le report du décret relatif à la mise à niveau des bilans. Une décision qui sonne comme un désaveu de la campagne d'assainissement. Après l'amnistie politique du 8 juillet 1994, Hassan II inventait la grâce royale économique, mettant fin aux années de plomb économiques de la campagne d'assainissement. Finalement, la campagne n'a pas rapporté le moindre centime à l'Etat, elle aura plutôt coûté de l'argent, ralenti encore plus les investissements et fait plus de mal que de bien à l'économie nationale. Etait-elle vraiment nécessaire ? Que sont-ils devenus ? D'une manière générale, la plupart des victimes de l'assainissement s'en sont sorties généralement grâce à un coup de main familial. D'autres n'ont pu compter que sur eux-mêmes pour rebondir. Mohamed Ghali Benkirane s'est recyclé dans le conseil juridique et douanier et il est aujourd'hui à la tête d'un cabinet bien prospère. Nabyl Tber qui avait été condamné à dix mois de prison ferme uniquement parce Laâfora lui devait un million et demi de DH pour des meubles livrés en 1992, et dont il avait osé en réclamer le paiement, s'est recyclé dans le domaine de l'imprimerie. Les frères Benchekroun accusés à l'époque de contrebande de paraboles se sont séparés, mais ils ont repris du poil de la bête. Par contre, les Chetrit ont repris confiance, puisqu'ils reviennent sous les feux de l'actualité en 2004 avec une grosse affaire de trafic de soie, épinglée par la douane. Les investigations avaient abouti à la localisation dans les dépôts à Aïn Sebaâ et Derb Omar, appartenant à David Chetrit, d'importantes quantités de tissus importés en admission temporaire, mai qui seraient détournées de leur destination. Or, David Chetrit, n'est autre que l'une des victimes de la campagne d'assainissement de 1996 l'ayant conduit avec son père Simon en prison. Bentaleb du RNI, lequel faisait partie des adversaires politiques les plus irréductibles de Basri, avait payé de sa proximité avec Ahmed Osman. L'homme qui ne se privait pas pour narguer Basri, n'a pas encore réussi à se positionner. Souvenirs de journaliste L'opération dite d'assainissement, comme l'affaire Tabit, ont été un véritable test pour la presse marocaine. Le lynchage médiatique a été la règle, sans distanciation aucune avec la thèse du procureur. Seules quelques plumes ont tenté de faire valoir les arguments d'un Etat de droit, elles étaient rares, elles sont connues et n'ont que la reconnaissance des victimes. «La vie Economique» a écrit: «Si l'on doit juger tous ceux qui ont fait fortune, il faudrait nous démontrer que le fils d'un ministre omnipuissant, fraîchement sorti de l'ISCAE doit sa réussite à son talent et pas à son père». Feu Driss Basri n'a pas apprécié et les confrères, dans un concert immonde, sont montés à l'attaque. D'un autre côté, Hicham Senoussi à l'époque membre de l'équipe d'Azoulay m'a appelé pour me dire qu'un grand homme d'affaires allait se faire lyncher par un hebdo de la place. J'ai pris rendez-vous au concerné avec les confrères. Le papier n'est jamais sorti. Il faut savoir que beaucoup d'argent a circulé à cette époque. La presse pouvant condamner les gens sans preuve, la règle était le marchandage. Sauf pour quelques journaux. Mais les responsables de la campagne ont été les premiers bénéficiaires de la manne de la peur, du chantage de la honte. Ainsi, des hommes d'affaires reconnaissent avoir porté des valises pour éviter des poursuites dans l'illégalité absolue. Noufissa Benchemsi et Hakima Himmich en défendant le pharmacien Ben Abderrazik ont créé une ligne de démarcation. Il y avait désormais ceux qui défendent l'Etat de droit et les autres. Autre souvenir, j'avais réalisé l'interview de Driss Jettou, à l'époque ministre du Commerce et courageux opposant à l'assainissement. Il m'a rappelé pour me dire qu'il avait vu Hassan II et que celui-ci lui avait demandé de laisser Basri faire son travail. J'ai changé l'interview en papier que j'ai signé. L'assainissement c'était aussi cette volonté de brimer la parole libre. Soutenir une violation des droits humains, c'est exposer ses propres droits. C'est la leçon de l'histoire.