À 24 ans Meliani Ahmed tue sa mère, son cousin et une fille qui travaillait chez eux. Arrêté en 2000, il a toujours soutenu avoir «agi sous l'emprise des anxiolytiques» qu'il avait pris ce jour-là. Une grosse quantité, de ses propres aveux qui a fait que le jeune homme de 24 ans était dans un état second où il ne savait plus ce qu'il faisait. Pour les juges, cet argument n'a jamais pu plaider en sa faveur. Il sera condamné à mort et a déjà passé six ans dans le pavillon B du couloir de la mort de la prison centrale de Kénitra. Meliani Ahmed est un garçon à l'allure tout ce qu'il y a de plus sympathique. À le voir arpenter ce couloir, on ne croirait pas à la bête féroce qui a tué autant de personnes un jour sous le soleil du bon Dieu. Dans le pavillon B où il habite depuis plus de six ans, il est un prisonnier sans histoire, un type comme tant d'autres, largué, dépassé par lui-même, par l'entourage, noyé dans la fournaise du temps qui coule au ralenti à quelques encablures du fleuve Sebou. Quelques compagnons de couloir le considèrent comme un damné, un malheureux de premier choix, un être humain qui a franchi une ligne noire que d'autres, pourtant plus coriaces, n'ont pas pu dépasser. Un co-détenu, lui aussi condamné à mort, dit que “c'est une chose de tuer une personne lors d'une bagarre, pour un vol, pour l'honneur, pour une femme, par vice, mais c'est une toute autre histoire de tuer sa mère. On peut tout imaginer, et il n'y a pas un seul être ici-bas qui n'ait pas eu, au moins une fois, envie de tuer quelqu'un. Moi, dans tous les cas, je n'en connais pas. Mais tuer sa propre mère, moi-même qui ait fait des coups très forts, je n'en reviens pas. Ce type me fait parfois peur, alors que dans la race des hommes, je peux vous assurer que plus rien ne m'étonne et surtout personne ne réussit encore à me faire peur. Pourtant…”. Meliani, lui, dit que cette “expérience depuis six ans avec tous ces hommes lui a fait beaucoup de bien, malgré tout ce que l'on peut dire sur les personnes qui vivent dans le couloir”. Il assure que la présence d'autres cas, plus graves ou moins horribles lui a donné le courage d'attendre. Quoi ? “attendre, c'est tout. Vous savez quand on est jeté ici, on n'a aucune chance de trouver une porte de sortie. On ne peut rien faire d'autre au monde que d'assister au temps qui passe comme il le veut sans se soucier de notre misère. Moi, j'ai appris avec les hommes ici à tout relativiser. Je n'en suis pas plus sage, mais je prends la vie à bras-le-corps et je veux tout savoir pour me dire mes vérités. Le chemin est long, très long et je sais que j'ai beaucoup de nuits à tuer ici, mais j'attends.” Des images qui peuplent une tête et la font exploser «S'il y a une chose dont je me souviendrai jusqu'à la fin de mes jours, de toute ma misérable existence sur cette terre, c'est bien cette journée où j'ai commis cette horreur. Comment vous expliquer ce que je peux ressentir à chaque fois que je revis ce film sur lequel je n'ai aucun pouvoir ? Parce qu'il faut savoir et ce ne sont pas là des paroles en l'air, je revois ce film au moins une fois à chaque seconde. Ce qui est dur, insupportable, cruel, inhumain, c'est que je ne sais pas ce qui s'est passé ce jour-là. Donc, même le film qui repasse en boucle dans ma tête n'est que le fruit de mon imagination. C'est un film, croyez-moi, sauf que je ne suis rien dans cette histoire, je ne joue aucun rôle, je vois des images défiler devant moi. Je suis meurtri de ne pas pouvoir revivre dans sa réalité ce moment. Peut-être que je pourrais mettre des mots sur des images réelles que j'ai engendrées et que j'ai oubliées. Mais là, tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je suis là, à chaque instant à ruminer quelque chose qui me dépasse. Je vis avec une foule de séquences qui sortent toutes de ma tête et qui me touchent, me torturent, m'arrachent les tripes, mais je ne peux rien changer. Et chaque fois, je suis plus bas que la fois précédente. Je sombre, je plonge plus loin dans la folie, malgré ma volonté de ne jamais faiblir, ni baisser les bras devant ce que j'ai fait et qu'il faut que je retrouve pour pouvoir, au moins une fois, oui une fois, une seule fois, fermer les yeux sans voir ma mère tuée par mes mains. Vous dites vouloir savoir comment j'ai fait, ce qui s'était passé ce jour-là, vous voulez en plus des détails, vous me poussez à creuser, à fouiller en moi, je veux bien parcourir ce chemin avec vous, mais dites-moi, quelle est la vérité de ce que je peux vous raconter, quand moi-même, j'apprends ce que j'ai fait par la police, bien après avoir commis mes crimes ? Ce sont les policiers qui m'ont raconté ce qui s'est passé cette journée chez nous. Moi, j'étais dans un autre monde, sur une planète que je ne peux plus vous décrire, parce qu'elle me fait peur aujourd'hui, cette inconscience qui a fait que j'ai poignardé l'être que j'aime le plus au monde sans m'en rendre compte. Oui, j'ai tué ma mère, c'est une vérité que rien au monde ne peut changer. Mais comment ? Pourquoi, dans quelles circonstances… ? Dieu seul sait”. Les pilules font le reste et l'homme tue sa mère Dans le quartier de Sidi Othmane, près du cinéma Al Othmaniya, au boulevard Abi Hourayra, personne n'a oublié cette journée du Ramadan où les choses ont pris la couleur de l'enfer pour tout le voisinage. “Ahmed se droguait beaucoup. Mais on ne pensait pas qu'un jour il allait tuer sa mère. Vous savez, ici, dans le quartier, peu de jeunes ne sont pas accros à “El Karkoubi”. C'est devenu le sport national de certains quartiers, cela, vous devez le savoir”, assure cette voisine, qui a tout vu, ce jour-là. “Il a tué sa mère et il aurait pu tuer plus de gens ce jour-là. Il n'était pas conscient. Croyez-moi, si vous aviez vu son regard, c'était une bête de l'enfer, comme possédé par le diable en personne. Je ne pourrai jamais de ma vie oublier ses yeux”, confie la même dame qui, au souvenir d'Amina, la mère d'Ahmed Meliani, verse de chaudes larmes. “Ce n'était pas une amie, mais une voisine. Je peux vous dire qu'elle ne méritait pour rien au monde un tel destin”. “Je vais vous dire en toute honnêteté ce qu'il y a. Croyez-le ou non, je ne sais pas comment j'ai tué ma mère, mon cousin et cette pauvre fille. Je sais que je les ai tués. Il n'y a pas l'ombre d'un doute. Pourquoi ? J'ai été drogué au dernier degré et je ne me souviens de rien. Un trou noir dans toute l'acception du terme. Je suis dans l'incapacité de dire quoi que ce soit sur le déroulement de cette boucherie. Ce qu'il y a existe dans les rapports de la police. Si vous voulez cette version qui peut-être est la réalité, je peux vous la servir, mais comme vous m'avez posé tant de questions, je sais que vous avez lu ce dossier et que vous cherchez à en savoir plus. Je suis désolé, je ne peux pas vous dire davantage. Et si je le pouvais, je serais l'être humain le plus heureux au monde”. Pour ma part, je ne doute pas un instant de la véracité de cette incapacité à se souvenir de ce qui s'est joué sur le théâtre de ce crime. Il y a l'effet des psychotropes (El Karkoubi). Meliani en avait consommé ce jour-là de quoi exciter un mort. La quantité exacte, il ne s'en rappelle pas. Mais, “c'était beaucoup. J'en avais tellement avalé, que je ne me souvenais plus du nombre, mais c'est sûr, j'ai pris de quoi tuer un régiment et pourtant, je suis toujours là. Je me souviens au début que j'étais hors de moi, très en colère et je crois que j'ai dû me bagarrer une ou deux fois. Je me rappelle aussi avoir reçu un coup et en avoir donné plusieurs. Mais ensuite, tout devient noir. Je ne vois plus rien. Les policiers m'ont dit que les gens m'ont trouvé évanoui. Je le crois. Mais je ne peux jurer de rien”. Un père vient voir son fils “Six ans sans que je ne voie personne de l'extérieur. Et puis il y a mon père qui vient me rendre visite avec sa nouvelle femme. Oui, il s'est marié et il a fondé une autre famille. C'est tant mieux. Je ne sais pas comment il vit, mais ce que je lui ai fait est impardonnable. De là à venir me voir ici, c'est comme une renaissance. Je m'attendais à tout sauf à cela. J'ai d'ailleurs tiré un trait sur la famille et même mes frères qui ne me pardonneront jamais. Pour le moment, je prends la visite de mon père comme un début d'une nouvelle vie. Et j'attends de voir s'il aura le courage de revenir. Pour ma part, je serais heureux de le revoir”. Derrière ces mots, il y a la volonté certaine de transmettre le message à ce père qui a pu franchir le lourd portail de la prison centrale de Kénitra pour venir voir son fils, le jeune homme qui a tué sa femme. Ahmed Meliani affiche un visage autre quand il évoque cette rencontre, six ans après, avec son père. Une expression indescriptible qui n'est ni de la joie, ni de la surprise ni encore de l'appréhension, mais un mélange complexe de tant de sentiments et d'émotions qui passe toute la palette de la peur à l'euphorie. Meliani voulait voir son père et craignait cette rencontre. Tout était possible : “Il aurait pu rebrousser chemin. Il aurait pu ressasser tout ceci. Mais il n'en était rien. Il y avait un bonhomme qui tentait de recoller les morceaux. Cela, je l'ai senti. Pour lui, c'est dur de porter sur le dos l'image d'un fils qui a tué sa mère et d'autres personnes. Mais je crois que son courage me remplit d'espoir. Si un jour mon père me pardonne, j'aurai fait beaucoup de chemin”. Le père, de son côté, on le comprend, préfère ne plus regarder en arrière. C'est une histoire gravée sur son corps, avec laquelle il vit à chaque moment. Il est indécent de venir ici étaler des analyses (du dehors) pour justifier une quelconque compréhension d'un drame aussi insoutenable. Les attentes de Meliani Quand on passe autant de temps avec un tel homme, on se rend compte de l'absurdité de la vie. Tout peut basculer en une fraction de seconde. Nous avons, par égard pour ce prisonnier, évité de revenir sur les détails macabres de ce triple crime. Il ne s'agit pas pour nous de faire dans le sensationnel, ni de donner dans le voyeurisme le plus inhumain. Un jeune homme a décimé une famille. Il a détruit ce mince fil qui le rattachait encore à son humanité. Aujourd'hui, il s'arrange avec les images de son esprit. Il espère que l'on revoie son procès, que l'on lui trouve des circonstances atténuantes non pas pour libérer sa conscience mais pour la justice. Ahmed Meliani affirme que son “état de grand drogué n'a pas été pris en considération”. C'est son droit de le penser et de demander que l'on songe au fait que ce jour-là, il avait avalé une “quantité industrielle” de psychotropes. C'est à la justice de statuer sur un tel argument. En attendant, Ahmed Meliani attend une autre visite de son père. “Mon père Abdellah est venu, c'est déjà beaucoup. Je voudrais revoir mes frères. Ils sont quatre et ils sont toujours dans mon cœur. Il y a mon besoin urgent d'en finir avec mes maladies. Oui, j'en ai plusieurs. D'ailleurs avant les meurtres, je savais que j'étais atteint de graves problèmes psychiques. On n'avale pas des tonnes de “Karkoubi” pour rien. Qu'est-ce qui ne va pas ? Je ne l'ai jamais su. Il me faut un médecin, il me faut un suivi médical. Il faut que je me reprenne en main et que je règle toute cette histoire avec la plus grande conscience.” Régler l'affaire ? Comment quand on ignore tout sur tout ? Avec Ahmed Meliani, nous nous sommes posés de nombreuses questions sur ce que pourrait être le lendemain d'un homme comme lui. Il assure ne pas vouloir que demain soit là. Il voudrait que le futur n'existe pas. Il souhaite que le passé soit rasé de sa mémoire. “Je sais que je rêve éveillé. Je ne fais que ça à longueur de journée. Je n'ai pas le choix. Je suis peut-être ce que l'être humain porte en lui de pire. Cette crasse en moi est sortie comme tout le monde le sait. Est-ce que j'ai droit à la vie ? Je ne peux pas le dire, je n'ai aucune réponse. Peut-être que non. Mais si je peux encore espérer, si les autres, tous les autres me laissent le choix de faire quelque chose pour demain, ce serait de faire pénitence. Je ne demande pas que l'on me libère, je ne veux pas que l'on me dise que ce n'était pas de ma faute. Non, j'assume tout et je vais jusqu'au bout pour dire que je mérite le pire des châtiments. Mais que l'on sache que j'ai tué ma mère sans le savoir.”