Pourquoi le ministre libanais de l'Industrie, Pierre Amine Gemayel, a été assassiné le lendemain de la visite en Irak du ministre syrien des Affaires étrangères, Walid al-Mouallem, et à la veille de la manifestation de l'opposition visant à destituer le gouvernement du Premier ministre Fouad Sanioura ? La réponse devrait, en principe, venir de Washington et de Damas. Dans l'avion qui l'a ramené de Beyrouth où il a participé aux obsèques de Pierre Gemayel, le chef de la diplomatie française, Philippe Douste-Blazy, a indiqué à ses proches conseillers qu'il était difficile, pour l'instant, de désigner les coupables. Et que, pointer la Syrie du doigt, ou de l'accuser à la hâte, comme cela a été le cas avec les déclarations émanant des leaders des Forces du 14 mars représentant la majorité au pouvoir, ne pourra que compliquer les choses ; c'est pousser le Liban vers une explosion généralisée où toute solution sera alors quasi impossible. Le ministre français aurait voulu ainsi dire aux médias français qui ont pris position dès les premières heures dans le sens de rendre la Syrie coupable de l'assassinat de Gemayel fils, que c'était encore prématuré de s'engager sans avoir les moindres preuves. C'est d'ailleurs pour cette raison que Douste-Blazy a, juste après sa rencontre avec le président du Parlement, Nabih Berry, un des chefs de l'opposition, déclaré que les «Libanais ne doivent pas spéculer dans leurs accusations, néanmoins, ils doivent aller jusqu'au bout en s'accrochant au tribunal international». Propos diplomatiques en l'absence des preuves dans un pays où les enquêtes sur les assassinats et les attentats n'ont jamais donné de résultats. En tout état de cause, les analystes politiques affirment qu'il y a deux thèses concernant le meurtre de Pierre Gemayel, le mardi dernier à Beyrouth. La première considère que les services syriens dirigés par le général, Assef Chawkat, gendre du président, Bachar al-Assad, sont les seuls responsables de cet assassinat. Quant à la deuxième, elle accuse les ennemis de la Syrie, en l'occurrence, Israel, les Etats-Unis et leurs agents libanais, d'avoir commis cet acte. Les deux éventualités sont probables, estime l'ancien ministre de l'Intérieur, Soleïmman, en réponse à la question qui lui a été posée par La Gazette du Maroc, le jour même de l'assassinat de Gemayel. Cependant, la nature de la vie politique libanaise avec ses énormes contradictions, son mosaïque confessionnel, les ingérences aussi bien du voisinage que des puissances étrangères, rendent le choix d'une des deux thèses comme étant une précipitation dangereuse, notamment dans l'absence de preuves tangibles. Ceux qui ont tué Pierre Gemayel ne visaient pas seulement un ministre et un député de la majorité, mais plutôt l'héritier du fief des Gemayels, les chrétiens maronites. Comme cela a été le cas avec Gebran Tueïni, le chrétien Orthodoxe, l'héritier du groupe de presse Annahar. Néanmoins, cette théorie ne s'applique pas à l'ancien premier ministre, feu, Rafic Hariri. Mais le plus important et le plus significatif dans cet assassinat, c'est, d'une part, son timing; et, de l'autre, la facilité avec laquelle ce meurtre a été commis, en plein jour, dans le fief du ministre, parmi ses sympathisants. Et, le plus grave encore, c'est que tous les ministres avaient été mis en garde par les services libanais et le ministère de l'Intérieur contre des attentats qui les visaient les prochaines semaines voire les prochains jours. Entre Damas et Tel-Aviv Le mauvais sort du pays du Cèdre, c'est qu'il a été toujours une scène préférée au conflit indirect entre la Syrie et l'Etat hébreu. L'été dernier, encouragé par les Etats-Unis et toléré par la Grande Bretagne, Tel-Aviv avait mené une guerre en pleine et due forme contre le Liban ; ce, dans le but de mettre fin au Hezbollah et, par là, intégrer ce pays au camp israélo-occidental. Une tentative qui a été vouée à l'échec. En conséquence, le mouvement islamique est sorti plus renforcé de cette épreuve. Il est, selon les analystes politiques les plus avisés et les plus neutres, la principale force politico- militaire au Liban. Il préserve toujours son alliance étroite avec la Syrie et l'Iran. Cet axe qui défie jusque-là l'hégémonie américano-israélienne, et fait face à la tentative de la France de récupérer son rôle d'antan au Liban en jouant la carte de la majorité actuelle. Les ennemis de la Syrie affirment que l'assassinat de Pierre Gemayel à la veille de la publication du rapport du juge Bramiretz n'est qu'une opération d'anticipation de la part du régime syrien pour saboter la formation d'un tribunal spécial international qui sera chargé de punir les assassins de Rafic Hariri. Ce tribunal qui a été décidé , la semaine dernière, par le Conseil de sécurité de l'Onu. Mais il a cependant toujours besoin de l'aval du président de la République libanaise, Emile Lahoud, allié de Damas. De ce fait, il était naturel, selon ces ennemis de la Syrie, que la chute du gouvernement de Fouad Sanioura aboutira à négliger ce tribunal. C'est en tout cas la thèse de la majorité libanaise appelée les Forces du 14 mars, dont les principaux dirigeants tels que Saâd Hariri, Walid Joumblat et Amine Gemayel, ont tous les trois des comptes à régler avec le régime syrien qui a, d'après eux, tué les pères des deux premiers et le frère du second, l'ancien président de la République libanaise, Bachir Gemayel, venu sur les chars israéliens en 1982. Il était donc évident que ces leaders accusent sans tarder la Syrie d'être à l'origine de l'assassinat de Pierre Gemayel. Face à cette théorie, il y a une autre supposition qui, elle aussi, est fort logique et probable. Celle-ci, qui est, de l'avis des Egyptiens, qui tentent de raisonner les dirigeants du 14 mars, opte pour la thèse disant que les meurtriers de Gemayel sont Israel et ses agents locaux. Ceux qui prennent part à cette éventualité, se demandent à qui profite ce crime ? Car, ni la Syrie ni le Hezbollah et leurs alliés n'ont le moindre intérêt de tuer Gemayel. Une accusation qui intervient au moment où la Syrie s'apprête à la reprise des négociations avec l'Union européenne et Washington. Aussi, à l'instant où le Hezbollah espère être récompensé politiquement pour sa résistance héroïque face à l'armée israélienne. L'assassinat de Gemayel a abouti à paralyser le Hezbollah et le placer, provisoirement certes, en position de défense; d'autant, qu'il ajournera probablement ses projets visant à destituer le gouvernement de Sanioura, sauf s'il sera provoqué sur le terrain. Ce qui changera, le cas échéant, toute les donnes. Parallèlement, ce meurtre constitue un revers à la diplomatie syrienne qui s'est efforcée depuis des mois à briser l'isolement dans lequel a été mis la Syrie depuis l'assassinat de Rafic Hariri en février 2004. Damas estimait tirer grand profit de la normalisation de ses relations avec Baghdad et de la signature de plusieurs accords économiques et sécuritaires. Un pas initié et encouragé par la Grande-Bretagne. Avait commencé à avoir de bons échos auprès de l'opinion publique américaine et européenne En dépit des cris des faucons aussi bien en Israel et aux Etats-Unis, la percée syrienne. Celle-ci croit qu'un rôle actif de la Syrie, en coordination avec celui de l'Iran pourrait atténuer l'ampleur de la crise irakienne. De ce fait, il est inconcevable de croire comment Damas qui fait un grand forcing pour établir un dialogue avec l'Occident, ce qui le fera sortir de son isolement, assassine Gemayel et revient ainsi à la case départ ? Sauf s'il y a un quelconque service au sein du régime syrien qui contourne le pouvoir et le président Bachar al-Assad. Là, un tel scénario va au-delà de toute logique. Le décisif Certains analystes politiques libanais évoquent d'ores et déjà l'entrée du Liban dans une nouvelle étape à partir de cette semaine. Les uns affirment qu'au cas où les factions au conflit campent sur leurs positions, la guerre interne sera alors inévitable. Pour les autres, la moindre concession de part et d'autre, produira des scissions dans les mêmes camps ; et, par là, aboutira à des guéguerres sans fin. Le pays, le cas échéant, suivra le chemin de l'Irak. Les partisans des fédérations, de la partition, sont déjà prêts à se battre pour ces objectifs qui seront sans doute encouragés et soutenus par des pays et des puissances étrangères. Dans ce contexte, la visite, il y a environ un mois, de l'ancien président, Amine Gemayel, père de Pierre, au Kurdistan irakien où il avait été reçu en grandes pompes par Massaoud Barazani n'a guère plu à beaucoup de libanais. Ces derniers qui, jusque-là, n'arrivent pas à oublier l'accord avorté du 17 mai 1983 qu'il avait proposé à l'époque à l'Etat d'Israel. Le bras de fer engagé entre les deux parties au conflit dans lequel les leaders des forces du 14 mars, se cachent derrière le sunnite Saâd al-Hariri, risque de se transformer en une guerre communautaire entre musulmans sunnites et chiites. C'est pour cette raison, le président égyptien Hosni Moubarak a dépêché son ambassadeur à Beyrouth, Hussein Harrar chez Hariri fils lui demandant de calmer le jeu, de cesser de jouer sur la fibre confessionnelle. Et, par là, d'éviter d'accuser la Syrie sans avoir des preuves. Sans avoir une réaction positive à son initiative, le raïs est monté au créneau pour tirer la sonnette d'alarme et responsabiliser ceux qui anticipent sur des faits sans preuve . un message adressé directement aussi bien à Hariri fils et à Walid Joumblat. Dans ce même ordre de craintes, le secrétaire général de La Ligue Arabe, Amr Moussa, a indiqué à tous ce qu'il avait rencontré à Beyrouth lors et après les obsèques de Pierre Gemayel que les chances du Liban d'éviter le sort de l'Irak se minimisent de jour en jour avec le campement des parties sur leurs positions. Il a conseillé à ses interlocuteurs de cesser leurs provocations à la Syrie qui, malgré tout, a une grande capacité de nuisance si elle ressent qu'elle est directement visée. Moussa n'a pas caché son étonnement vis à vis de l'insistance de certains dirigeants libanais sur l'accusation de la Syrie sans avoir des preuves, alors qu'ils ignorent totalement la piste israélienne ; d'autant que le gouvernement israélien a tout intérêt dans le déclenchement d'une guerre civile au Liban. Ce qui lui permettra de prendre sa revanche sur sa défaite de l'été dernier. Dans cette foulée, Damas fait profil bas, ne répond pas aux accusations ni aux insultes qui ont dépassé toutes les limites. Ce qui laisse un spécialiste des relations libano-syriennes dire : «Ne réveillez pas un lion qui dort».