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PRISON CENTRAL DE KENITRA : « À nous deux destin »
Publié dans La Gazette du Maroc le 17 - 07 - 2006

Déjà la quarantaine. Un visage difficile à décrire et une silhouette pour le moins inhabituelle. On ne sait pas si c'est l'effet de la prison ou une nature renforcée par l'isolement, toujours est-il que Khalid M. semble porter un poids énorme que lui seul voit et que nous autres, devinons, après quelques échanges avec cet homme. Le couloir de la mort, il y est depuis plus de huit ans. Motif : double meurtre. Deux hommes par une nuit arrosée de vin et de bonne chère. Depuis, Khalid semble amnésique, et surtout il affiche une colère et une rage qui peuvent éclater au moment où l'on s'y attend le moins. C'est que Khalid est un révolté. Il a tué, il l'a avoué, mais il refuse le sort. Il dit que le destin lui a joué un sale tour. Et depuis ce jour où il a étalé deux cadavres, il mène une croisade contre ce destin qui lui veut du mal. Alors que dans le couloir de la mort, la devise est de ne pas regarder en arrière pour se concentrer sur demain, Khalid a choisi de se concentrer sur le passé, histoire de faire sa fête au sort. En attendant, il y a des jours avec et des jours sans, et Khalid perd, chaque 24 heures, quelques années.
Il affiche le mauvais regard des mauvais jours. Il n'a pas besoin de te signifier par les mots qu'il a mal, qu'il est pas bien, qu'il préfère allumer un feu de camp et brûler tout ce fourbi. Non, il n'en a pas besoin. Lui, l'homme qui avance avec la peur dans le ventre, l'homme qui pèse deux cadavres sur la conscience, oui, cet homme, et personne d'autre, celui-ci, te dit dans le creux de l'oreille sans avoir à ouvrir la bouche : je suis un type qui a tout perdu. Il est amer et résigné.
Il est de ceux qui ont la conscience lourde, le cœur plein de remords et de regrets et qui ne trouvent aucune voie pour expier le mal d'hier ni guérir leurs propres blessures et surtout les fêlures causées aux autres. Le regard est éteint. On devine que Khalid n'avait pas fixé quelqu'un dans les yeux depuis des années. Son œil est fuyant, bas, résolument ancré dans le passé, loin de ce jour où il devait tomber. On peut dire, à voir tituber cette silhouette frêle et pleine à craquer des vicissitudes de la vie, que Khalid revient de l'enfer. Il n'y a pas l'ombre d'un doute, les traits sont striés avec des souvenirs qui en disent long sur la longue et inévitable chute vécue jusqu'à travers les fibres intimes de son âme.
Le destin, c'est l'enfer
L'enfer, c'est comment ? Cela ressemble-t-il à ce que l'on évoque dans les livres, avec ses chaudrons crépitants et ses mers de feu ? On aurait pu poser la question à cet homme et obtenir une réponse qui aura toute notre adhésion, notre croyance sincère, notre compassion de ce que l'on ne sait pas mais que l'on devine, par ricochet, sous les pensées des autres. Non, son enfer avait ce visage hideux composé de fragments d'autres figures sans noms, des dizaines de bouches qui implorent ou disent leur silence dans des rictus étranges. L'enfer selon Khalid avait la couleur délavée des mauvais rêves, une méduse en faction devant la porte de l'Hadès, et des têtes de serpents rongeant le cœur même des beaux jours. Khalid ne se doutait pas que lorsqu'un jour les cadavres qu'il port sur la conscience allaient devenir feu calcinant, sa tête à lui serait celle, méconnaissable, d'un véritable satire qui se rira de lui-même jusqu'à la fin des temps… La tête en question est aujourd'hui longue, presque chevaline, le regard torve, la bouche édentée depuis cette époque où le mauvais alcool coulait à flots sur les flancs de créatures langoureuses. Et puis, derrière cette présence effacée, il y a un flou qui drape toute cette silhouette d'un halo de noirceur. Le manque de clarté, le flou, la méconnaissance, l'ignorance de soi, de tout, de ce qu'il a été et de ce qu'il ne sera plus jamais. Cet homme est défait, décomposé, bouffé à vif par les vers de la culpabilité. Et si un jour toute la terre venait à oublier ses crimes, lui seul aura encore tout un désert à traverser avec des pancartes à chaque pas lui rappelant ce qu'il a fait. «C'est un sortilège. Oui, on m'a piégé. Le destin, le sort, tout le monde m'a trahi. Je ne sais pas comment j'ai tué, mais je l'ai fait, et je me suis rendu compte que c'étaient deux amis avec qui j'ai partagé beaucoup de bonnes et mauvaises choses. Je vous le jure que durant tout le temps qu'il me reste à vivre ici, je n'accepterai jamais mon destin. Parce que je ne suis pas un assassin».
Loin derrière…
«J'ai grandi pas loin de la mer. J'aime la mer, c'est un monde où j'ai passé de longs moments quand j'étais enfant. Je jouais au foot sur le sable, et l'école ne me disait franchement rien. » L'école, premier sujet de discorde avec la famille. «Je n'avais pas de bonnes notes, j'ai redoublé trois fois, et on m'a jeté dehors. Evidemment, mon père me frappait pour essayer de me pousser à travailler plus à l'école, mais moi, je m'en foutais. Plus il frappait, moins je voulais aller en classe». Bref, les problèmes prennent forme et le jeune homme se voit contraint d'aller s'essayer à quelques métiers sans grande valeur : «j'ai travaillé avec un mécanicien, puis j'ai tenté ma chance dans le commerce. J'ai aussi vendu des légumes, des fruits et en fin de compte, j'ai essayé de vendre un peu de haschich. J'ai évité la prison de justesse, et là, j'ai compris qu'il fallait trouver un autre moyen pour manger». L'autre moyen, Khalid ne le précisera jamais. Il dira que ce n'était pas important. Pourtant, il passera son permis de conduire et trouvera un poste de chauffeur dans une société de transport de bois. Il ne fera pas long feu. Il raconte qu'on l'a surpris en train de boire du vin rouge avec une fille qu'il a dû prendre en stop en perspective d'un rendez-vous galant un autre soir, quand il sera de repos. Fin de partie. Khalid est out, hors- jeu. Il écume des jours sans et passe son temps à boire, fumer, se dorer au soleil et draguer les filles.
Dans le couloir
Khalid n'a pas la carrure des autres condamnés qui ont installé leur réputation sur un coup de gueule, de gros bras, des bagarres répétées, des tempéraments drôles ou encore un sens aiguisé pour l'entourloupe. Non, il fait partie de ceux qui rasent les murs, circulent discrètement, se font tous petits, naviguent dans ce monde clos comme s'ils étaient de simples ombres capables de disparaître au premier ordre. Il est d'apparence fragile, le corps noueux, les veines saillantes sous un pouls effréné qui bat à faire éclater ses artères. Une petite tête, très dure qui bouffe un visage émacié à l'expression très agressive. Le sourire est rare, inexistant. Quand il parle, il laisse voir une dentition ravagée par le mauvais alcool et les bouffées du tabac très noir. Rien en lui n'est accessible, ni la parole qu'il rend hachée et saccadée à dessein, ni la bonhomie de mise dans ce genre de rencontres et qui fait que la glace se brise. Il est hermétique à tout. Une huître fermée jusqu'au jour du jugement dernier. Et quand il détaille sa vie, il livre des dates précises et des postes qu'il a occupés au fil des ans sans jamais laisser passer la moindre émotion. Qui est-il ? Pourquoi une telle dureté, une telle distance de soi et des autres ? Est-ce le crime qui pèse lourd ? La honte ?
La famille qu'il a laissée meurtrie derrière lui ? Est-ce le souvenir de cette nuit d'horreur où il devait cohabiter avec deux cadavre ? Ou est-ce sa volonté de se croire innocent ? Sa haine de la prison, sa fragilité, sa peur qui le rendent comme une bête féroce qui a perdu son élan mais qui a les crocs bien ancrés pour assaillir quiconque se présente sur son chemin ? «Non, je ne peux jamais accepter d'être ici. J'ai envie d'en finir. Plutôt mourir que d'attendre ici la mort qui vient lentement. D'ailleurs, je suis déjà mort».
Deux cadavres
Que s'est-il passé cette nuit-là quand Khalid a égorgé ses deux amis, ses deux compagnons de soirée, les acolytes de la noce et de la java ? «Nous étions tranquilles. On a bien bu, j'avais un peu d'argent que j'ai récupéré d'un travail que j'avais fait, et là, je me suis dit, il faut passer une bonne soirée. Je suis partie acheter le vin avec l'idée de vivre un moment de joie. À aucun moment, je n'avais en tête ce qui allait se passer après. C'est pour cela, que je vais perdre la tête. Je ne sais pas comment tout cela a pu avoir lieu. Je le jure sur ce que vous voulez, je ne sais pas pourquoi. Mon Dieu, je voulais niquer et boire, je me retrouve avec deux amis que j'ai égorgé et la peine de mort». Tout commence la veille du drame. Khalid sait qu'il aura des sous, il va voir les deux amis et leur demande de trouver deux filles pour faire la fête. Il va régaler tout le monde. C'est que Khalid est grand seigneur. Quand il a des thunes, il allonge l'addition et ne fait pas dans les calculs d'épicier. Le lendemain, à la tombée de la nuit, les trois larrons étaient déjà bien entamés. Ils vont chez l'un d'eux et finissent de picoler. Les filles arrivent, la fête est réussie. Les hommes se tapent les femmes, les femmes se payent les mecs, bref tout le monde il est bien, tout le monde est au paradis. Les filles qui avaient d'autres clients à honorer s'en vont. Les mecs continuent de boire et de se raconter leurs exploits : «Nous avons passé un bon moment avec les filles. Elles étaient bien, je m'en souviens. Après, on a décidé de finir cette soirée en amis à parler de tout et de rien.»
L'aube arrive
Tout se passe bien. La nuit est longue. Les jambes sont lourdes. Les hommes ont puisé dans leurs dernières forces pour honorer ces dames. Comme la vie est belle ! on picole sec, on a des potes, on se fait des filles bine portantes et la nuit promet d'autres joies. Khalid touche le nirvana. Et sans le savoir, il dépasse en un coup de vent tous les cercles de l'enfer. Il est au neuvième sans s'en rendre compte. «Je me souviens que j'ai insulté un des deux qui avait fait une mauvaise blague sur ma mère qui est morte. Je l'ai remis à sa place en lui disant qu'il y a des sujets qu'il ne faut jamais aborder surtout pas dans des situations comme celle-ci. Il a compris, et on a plié la page. Puis on s'est servi du vin. Après, je ne sais plus rien. C'est à l'aube quand je me suis réveillé, parce que on s'est tous affalé sur les banquettes que j'ai vu la mare de sang. J'ai réalisé, très vite ce que j'avais fait. Mais je ne sais pas comment. D'ailleurs, j'ai avoué parce que je sais que c'est moi, mais je n'ai pas pu dire à la police ni pourquoi je les ai tués ni comment cela s'est déroulé». Khalid jure ses rands dieux qu'il ne se souvient pas de comment il a pu trancher la gorge à deux mecs en pleine beuverie.
Il dit ne jamais avoir prémédité ce double meurtre. Pourtant c'est ce que la police croit. Alors, comment expliquer qu'il avait un couteau sur lui. Il dit peut-être qu'il l'a pris dans la cuisine. Mais cet oubli, cette amnésie semblent louches ; On pousse plus loin avec Khalid. Rien à faire. Le passé s'arrête au moment où il a ouvert les yeux pour voir les deux compères morts.
Là, il flippe littéralement et va voir la police. Oui, Khalid se rend. Mais rien ne peut, en dehors de lui, nous expliquer pourquoi cette nuit a eu une telle fin. Pour la police, le bonhomme a calculé son coup pour une raison ou une autre. C'est plausible. Il tue, il panique et il va se rendre. C'est classique. Mais comment alors comprendre toute la rage et la colère qui éclatent dans les mots de ce type ? Peut-être la rage de ne pas avoir eu assez de cran pour tourner le dos à deux cadavres et aller battre la compagne en fugitif…


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