Abdellatif Filali mène une paisible retraite en banlieue parisienne. Rencontré à Paris, il confie ses joies, ses appréhensions et ses projets. Avec sa réserve naturelle, il règle en une phrase son compte à Driss Basri. Il livre au passage de nombreux détails sur sa vie et son pays. Pendant ce temps, Basri, en rupture de ban, continue ses intrigues. La silhouette n'a pas changé. Même minceur, même habilité à se frayer un chemin entre les obstacles. Abdellatif Filali est resté, tel qu'il avait été du temps où il était Premier ministre (1994-1998). Ce commis de l'Etat authentique mène, depuis son retrait de la vie politique nationale avec son départ du poste de ministre des Affaires étrangères et de la Coopération (1998-1999), une retraite paisible en France. A un détail près : l'homme se tient debout sans canne. Il a choisi pour la rencontre un café mythique à Paris : les Deux Magots. Il est venu pile à l'heure au rendez-vous : 17 h. Il s'est débarrassé d'un parka marron, d'une écharpe en laine noire. A 75 ans, M. Filali garde une belle allure. Il n'y a pas un seul pli dans sa chemise d'un jaune très froid et son costume marron tombe raide. Seuls les motifs d'une cravate moutarde, de petits croissants et des pleines lunes souriantes, rompent avec la rigueur très britannique des vêtements de l'homme qui est resté 16 ans à la tête de la diplomatie marocaine. Nous sommes devant un témoin important de l'Histoire du Maroc qu'il a marquée de son empreinte discrète, en occupant depuis les années 60 plusieurs postes stratégiques. Sans vagues, ni réactions spectaculaires. Notre interlocuteur jette négligemment à côté le journal Le Monde. «Je ne le lis pratiquement plus. Il a beaucoup changé. Aujourd'hui, mon journal c'est le Herald Tribune». Et il s'est mis à parler d'une voix basse, caractérisée par des intonations rocailleuses, brisées. La conversation glisse immédiatement sur le «pays». «Quelles nouvelles ?» Sans attendre de réponse, il embraye : «Et ces islamistes. Est-ce vrai tout ce qu'on dit sur l'islamisme au Maroc?» Puis, il raconte comment il a été secoué par les attentats de Casablanca du 16 mai 2003. Il était au pays ce jour-là . «Je dînais avec des amis à Rabat. On ne s'est rendu compte de rien du tout». Le lendemain matin, M. Filali devait rentrer en France. A l'aéroport Rabat-Salé, il y avait une présence inhabituelle des forces de l'ordre. Que se passe-t-il ? On lui apprend la nouvelle. «Mais qui sont ces gens ? Qui les a formés ? Comment est-ce possible ?» Il fait une grimace qui découvre une dentition d'une blancheur immaculée. Puis, sur le ton de la confidence : «je ne crois pas que l'islamisme puisse se développer au Maroc». Autre sujet «incompréhensible» pour M. Filali, les déclarations choquantes de Driss Basri sur le Sahara marocain. Il s'étonne des propos de l'ancien ministre d'État à l'Intérieur, émet quelques réserves sur l'option référendaire abandonnée par le Maroc, avant d'accabler Basri par : «on n'éclabousse pas son patriotisme comme de vieilles godasses». M. Filali ne dira pas plus sur celui qui l'a fait souffrir du temps où ils cohabitaient ensemble au sein du même gouvernement dont il était le chef. Basri et ses cabinets parallèles, Basri et ses ministres-lige, Basri et ses réunions informelles à domicile qui ressemblaient à des conseils du gouvernement… Il se comportait en véritable Premier ministre dominateur et envahissant. En homme pacifique et tempéré, conciliant et ouvert, M. Filali encaissait sans réagir. Il maintenait le cap malgré les provocations à répétition, laissant les ministres faire leur travail en fonction de leur personnalité propre et leur aptitude à affronter l'adversité. Peu de gens s'en rappellent, mais c'est à l'époque de ce responsable-là que le terrain à l'alternance a été préparé sur les plans politique et économique. Cette préparation a conduit à la tête de l'exécutif une autre figure de l'Histoire contemporaine du pays : Abderrahmane Youssoufi. Un autre homme de grande stature, qui mène une vie de retraité entre le Maroc et la France depuis son retrait de la vie publique, il y a deux ans environ. Tout comme ce dernier, Abdellatif Filali n'est pas le genre à fanfaronner comme certains en s'arrogeant à tort ou à raison le mérite de telle ou telle action. Les deux personnages laissent à l'Histoire le soin de les juger. Le patriotisme de M. Filali est incontestable. Il prend un relief particulier lorsqu'il s'agit du président algérien Abdelaziz Bouteflika. «C'est un homme qui n'a jamais été sérieux!», lâche-t-il. «Je le connais bien. Au début de sa carrière, il servait les intérêts de l'URSS. Il ne va pas changer». Il ajoute que les attaques répétées du président algérien contre le pays sont inexpliquées. «Que lui a fait le Maroc ? Je ne trouve pas d'explication à cette haine. Ça doit être de la jalousie». Quel regard porte M. Filali sur l'action de la diplomatie marocaine ? «C'est toujours Benaïssa ?» L'homme semble plus intéressé par l'économie marocaine que par la diplomatie. Il se dit contre les privatisations à tout crin. «Ils finiront par tout vendre. Que restera-t-il au Pays ?» Il rappelle qu'il s'était opposé à l'implantation de la Lyonnaise des Eaux à Casablanca. «Je l'avais dit à Hassan II». Il s'étonne de l'enthousiasme suscité par les accords de libre-échange conclus entre le Maroc et les Etats-Unis. «Les Américains vont inonder le marché marocain. Le Maroc n'a rien à leur vendre». Abdellatif Filali se félicite néanmoins de quelques actions menées au Maroc. Il en salue particulièrement deux. D'abord, la reconnaissance de la langue amazighe et son introduction dans les écoles. Il est fier de rappeler, qu'en tant que Premier ministre, il avait placé l'amazighité au cœur des priorités lors du discours qu'il a prononcé au Parlement. «Il faut cesser de parler de l'Union du Maghreb arabe. C'est une utopie», ajoute-t-il, en faisant un très large geste de la main. Il précise que la population berbérophone est une composante essentielle du Maghreb. La deuxième action que salue chaleureusement M. Filali, c'est la réforme de la Moudawana. «Auparavant, la femme marocaine était une fiction. Ce qui a été fait est très bien. Mais est-ce appliqué?» Comment occupe M. Filali son temps ? Il fait de la marche le matin à Fontenay-aux-Roses où il réside. «5 à 6 km par jour et de la rééducation. J'en ferai jusqu'à la fin de mes jours. Mon accident de voiture m'y oblige». L'après-midi et le soir, il écrit. A la main ou sur ordinateur ? M. Filali lance un franc rire et s'écrie : «Bien sûr que j'utilise l'ordinateur. Dame, on évolue avec son temps!» Ce livre porte sur les relations entre le Maroc et l'UE, le problème entre le Maroc et l'Algérie, la situation du monde arabe, le conflit de l'Irak, le Proche-Orient. «Ce ne sont pas des mémoires, mais ma vision et mon analyse de la situation », précise-t-il. Par ailleurs, il est sidéré par l'absence de voix arabes sur le conflit en Irak. «De Rabat à Mascate, aucune voix ne se fait entendre. Le monde arabe est très malade». Est-ce qu'il a des liens, des amis au Maroc ? «Oui, j'y vais souvent pour voir mon fils. Je m'y rendrai à la mi-décembre». Garde-t-il des relations avec des hommes politiques au Maroc : «Je ne vois personne, et je doute qu'ils aient envie de me revoir». L'homme nie toutefois vivre dans l'isolement. «Quand je suis à Rabat, je suis tous les jours invité». Par qui ? «Par mes amis». Interrogé sur sa petite-fille, la Princesse Lalla Soukaina, M. Filali répond: «elle est ici à Paris. Elle fait Sciences Po». La voit-il ? «Je ne la vois pas souvent, mais les problèmes familiaux, il faut éviter d'en parler», indique-t-il évasif, sur un ton ferme. Garde-t-il de l'amertume après son départ du Maroc ? «Absolument pas ! C'est moi qui ai démissionné», nous apprend-il sur le ton de la confidence d'une voix très basse. Sans plus d'explication. Abdellatif Filali jette un regard furtif sur sa montre. Il est 18h 30. «Je dois rentrer. Depuis, mon accident, je ne peux plus conduire. J'ai un métro et un RER à prendre».