Dans son récent discours au Parlement, le Roi Mohammed VI a rappelé l'impératif d'appliquer les règles de bonne gouvernance, tout en insistant sur le caractère critique que revêt l'adoption du principe de reddition des comptes pour la réussite de tout plan ou projet. Cette directive royale majeure à l'encontre des acteurs de la vie publique donne raison aux voix qui s'élèvent, notamment à l'occasion de la publication des rapports des instances de contrôle, pour exiger de rendre justice à la chose publique, sanctionner les mauvais gestionnaires et les éloigner de la sphère de l'Etat. Ces voix, qui s'amplifient de plus en plus dans les réseaux sociaux, ont souvent pour référence essentielle la charte de l'ordre juridique, qu'est la Constitution. *Par Moulay Idriss AZIZ Si le principe constitutionnel de corrélation entre responsabilité et reddition des comptes fait l'unanimité et trouve intérêt aussi bien chez le décideur comme chez le simple citoyen, il n'en demeure pas moins que des divergences de conception et d'approche eu égard à son l'opérationnalisation, persistent encore. Certaines appréhensions, à cet égard, méritent d'être discutées. Sur la constitutionnalisation du principe Dans le contexte de l'adoption de la Constitution de 2011, il n'était pas étonnant de voir la loi fondamentale épouser les concepts du constitutionalisme moderne, parmi lesquels figurent en place privilégiée la bonne gouvernance, la transparence et la reddition des comptes. Au-delà d'un phénomène de mimétisme constitutionnel, plusieurs raisons ont plaidé pour que l'Etat soit chargé de défis que seules les démocraties ancestrales réussissent à relever. Il est évident que les rédacteurs de la Constitution n'ont pas eu une vision instrumentaliste du droit constitutionnel dans le sens où l'affirmation du principe de reddition des comptes dans une certaine représentation de l'Etat de droit a été voulue comme une élévation du respect de la légalité au rang des autres valeurs politiques démocratiques. L'esprit de la Constitution veut que la responsabilisation vis-à-vis de la gestion publique aille plus loin que le simple respect de la règle juridique positive. Elle est entendue à être fondatrice du respect de l'ordre juridique et démocratique que l'Etat veut construire. Aussi, en affirmant la fidélité au choix irréversible de construire un Etat de droit démocratique ayant pour fondements, notamment le principe de bonne gouvernance, l'Etat marocain a donné le signal fort qu'il s'inscrit dans la vision «from government to governance». Or, il ne peut y avoir de légitimité complète et intégrale d'un processus de gouvernance s'il n'est pas assortit de mécanismes performant de responsabilisation. C'est pourquoi il n'a pas été fait, économie, en toute évidence, du principe de corrélation entre responsabilité et reddition des comptes. Mais, était-ce nécessaire ? Je suis de l'avis qu'il ne fallait pas apporter une réponse aussi directe que la constitutionnalisation du principe aux revendications populaires de «demande des comptes». Ce n'était pas nécessaire, au moins pour une raison : La reddition des comptes, comme les autres valeurs démocratiques d'ailleurs, est facile à affirmer, difficile à concrétiser. Sa constitutionnalisation ne suffit pas et le déficit de son opérationnalisation concrète dans des dispositifs institutionnels la rend contreproductive. De surcroit, contrairement aux autres principes affirmés par la Constitution comme fondements du régime constitutionnel du Royaume autour desquels subsistent encore des incertitudes théoriques, la reddition des comptes, elle, renvoie à des concepts spécifiques et son opérationnalisation se réalise à travers des dispositifs connus et largement expérimentés. L'écart par rapport aux bonnes pratiques et aux recommandations des instances internationales dans ce domaine est aisément établi. La reddition des comptes, des asymétries de compréhension Il ne peut y avoir de débat serein sur la question de la reddition des comptes si chaque partie prenante continue à en avoir sa propre conception, c'est le point autour duquel il devrait y avoir le moins de discorde. Les différences d'appréhension du principe impliquent des attentes, des priorités et des préoccupations divergentes, alors que sa compréhension symétrique entre acteurs du secteur public, leurs partenaires et les citoyens faciliterait l'expression de la demande et la réponse apportée par les pouvoirs publics en termes de responsabilisation. La reddition des comptes pourrait être définie, en termes simples, comme étant l'ensemble des mécanismes utilisés pour amener les intervenants dans la vie publique à un comportement responsable et à rendre compte, à qui de droit, de leurs actes (de gestion) et de leurs résultats. Il correspond à cette définition dans le monde anglo-saxon le concept général d'accountability qui est défini par Fox & Brown comme étant «le processus de tenir les acteurs responsables de leurs actions». Edwards and Hulme apportent plus de précision quant à la partie réceptrice de la reddition des comptes en la définissent comme étant «les moyens par lesquels les individus et les organisations rendent comptes à une (des) autorité (s) reconnue (s) et sont tenus responsables de leurs actions ». Il parait évident qu'un effort de vulgarisation serait en mesure de dissiper la dangereuse idée populaire (un peu populiste) qui résume la finalité, l'intention et l'esprit du principe constitutionnel de responsabilisation en cette affirmation : le service public ne marche pas, donc il y a mauvaise gestion, donc il y a délinquance financière. Il faut l'affirmer, au passage, légions sont les mauvaises gestions qui sont intrinsèquement honnêtes. Moulay Driss Aziz A qui rendre comptes ? La reddition des comptes s'exerce envers toute autorité légitime, constituée, reconnue et ayant un pouvoir de sanctions. Au Maroc, l'analyse des équilibres des pouvoirs, de leurs degrés d'installations et de leurs rapports révèle que la seule responsabilisation potentiellement actionnable résulte de la reddition des comptes ascendante vers les autorités constituées dépositaires de légitimité et d'autorité : Le Roi en sa qualité de chef de l'Etat, le Parlement, les corps de contrôle, les agences régulatrices nationales et internationales, les bailleurs de fonds étrangers et aux autres parties prenantes. Si cette reddition des comptes ascendante est désormais amorcée via un exercice plus ou moins satisfaisant des contrôles politique, administratifs et juridictionnels, celle descendante aux citoyens fait face aux difficultés classiques qui font que les décisions publiques prises restent trop éloignées des citoyens ordinaires pour être soumises aux mécanismes de responsabilisation consacrés par la démocratie représentative. Cette situation est susceptible de consacrer les voies longues, traditionalistes et sclérosées de la reddition des comptes au détriment de ses voies courtes, directes et efficaces qui ne cessent de se développer dans les Etats modernes. A la longue, le déficit d'équilibre entre reddition des comptes ascendante (voie longue) et descendante (voie courte) engendre un déficit d'efficacité de tout le système. Substrat et consistance de la reddition des comptes Parmi les sujets de controverse se rapportant à la question de la reddition des comptes figurent sa consistance et son objet même. Un premier niveau de débat pourrait concerner les domaines macro à retenir pour une reddition des comptes efficace. Dans ce sens, la littérature retient une liste assez élaborée des objets de la reddition des comptes (voir Behn et Koppell ) à savoir : la transparence des décisions, l'équité, la gouvernance, l'utilisation du pouvoir, la redevabilité, la contrôlabilité, la responsabilité, la réactivité, la gestion financière, la performance, la réalisation de la mission, etc. Un second niveau d'analyse pourrait se situer au niveau micro en référence aux définitions de Fox & Brown et d'Edwards and Hulme que nous avons citées et qui retiennent « l'action » comme objet principal de la reddition des comptes. Force est de constater que la reddition des comptes du manager public peut s'avérer complexe car elle peut embrasser les divers domaines macro ci-dessus en fonction de sa position hiérarchique et ses rôles et responsabilités explicites et implicites dans son organisation. *Chercheur spécialisé en systèmes de transparence et de reddition des comptes.