Dans le quartier Palmiers à Casablanca, les villas Art Déco disparaissent progressivement au profit des nouveaux immeubles. Cité jardin élaborée par le plan Prost de 1914, le quartier Palmiers se composait de villas construites pour la plupart fin des années 1920 début des années 1930 à destination de familles européennes de classe moyenne, nous explique Emmanuel Neiger avec qui nous faisons la visite du quartier. Professeur de Lettres classiques au lycée Lyautey depuis 2002 et coauteur du livre « Lire Casablanca-une grammaire d'urbanisme et d'architecture » (Senso Unico Editions, 2019), ce Casablancais depuis vingt ans connaît bien l'histoire de ce quartier qui présente une double particularité géographique: situé dans le prolongement de l'axe des parcs de la Ligue arabe et Mohamed Abdou, et au dessus du lit de l'oued Bouskoura qui a été détourné depuis. On comprend ainsi pourquoi les ruelles de ce quartier sont sinueuses telles un cours d'eau, pour profiter de l'eau de la rivière et donner l'illusion d'un jardin anglais. De même, chaque villa avait l'obligation de compter un palmier dans son jardin, d'où le nom du quartier. Depuis 2014, un plan d'aménagement urbain a autorisé la construction d'immeubles, donnant lieu à la disparition progressive de l'identité villas du quartier. Densification urbaine et perte d'identité Le nouveau plan d'aménagement urbain de 2014 avait en tête le principe de densification urbaine. « C'est un principe intéressant car il est écologique. Plutôt que d'avoir une ville qui s'étale comme aux Etats-Unis avec des villas sur des kilomètres, le fait d'augmenter la hauteur évite l'étalement urbain et maintient les terrains dédiées à l'agriculture », explique Emmanuel Neiger. « Le problème, c'est qu'il ne faut pas que cette densification se fasse au détriment de la ville et actuellement on est typiquement face à la perte d'identité d'un quartier, fondamental car il est central dans l'axe du parc de la Ligue arabe; c'est quelque chose qui fonde la pensée urbaine de Casablanca au XXe siècle ». Tout le quartier a été élaboré à l'époque comme un lieu de villas basses, d'où la largeur des rues qui ne dépasse pas les huit mètres, permettant de garder un retrait pour le jardin. Les immeubles nécessitent des rues plus larges afin de ne pas obstruer le passage de la lumière. On est en train de perdre « l'harmonie de l'ensemble » et le « confort d'une zone de villas et d'un lieu de villégiature », souligne Emmanuel Neiger.
Lire aussi : L'image du jour. La leçon de civisme des clients d'une pharmacie à Casablanca
La réglementation de 2014 permet et limite la construction d'immeubles à une hauteur de quatre étage au dessus du rez-de-chaussée (R+4). Dès lors, les terrains ont pris beaucoup de valeur en comparaison à celle des villas. Il faut dire que le quartier est stratégiquement situé. Séparé du bouillonnant Maârif par le boulevard Roudani, Palmiers est plus calme, destiné à une vie paisible à deux pas de toutes les activités et commerces centraux. C'est du moins comme cela qu'il avait été pensé à l'époque de Prost, cet urbaniste français à qui l'on doit le tracé de la ville blanche du XXe siècle. Le quartier Palmiers n'est pas le seul à voir ses bâtisses Art Déco disparaître sous le joug de la spéculation immobilière. A l'Oasis aussi, les villas tombent au profit des hauts immeubles. Mais notre guide insiste sur la particularité du quartier Palmiers dont l'identité villas est essentielle pour les différents paramètres sus-cités.
Lire aussi : Coronavirus: Aït Taleb dément l'existence d' »un foyer épidémique » à Casablanca
« Un des problèmes essentiels aujourd'hui avant même celui de la destruction des villas en tant qu'architecture, c'est d'abord la destruction d'une urbanité, c'est-à-dire d'une manière d'habiter la ville. En passant aux R+4, on change totalement l'identité-même du quartier alors que par exemple, on a réhabilité le parc de la Ligue arabe. Il y a donc une forme d'incohérence urbaine, ou une absence de réflexion, couplée aux intérêts économiques qui motivent les destructions », analyse Neiger. En effet, un retrait de quatre mètres entre le début de la parcelle et la villa devait être respecté pour laisser une zone jardin. Aujourd'hui, ce retrait est respecté par les constructeurs d'immeubles mais se dédie aux trottoirs donc on perd l'aspect verdoyant du quartier. Un autre problème lié aux immeubles: l'accumulation de voitures, alors qu'avant, il y avait seulement une ou deux voitures par villa. « Une trentaine de villas à préserver » Selon notre interlocuteur, toutes les villas ne sont pas forcément à protéger, « seulement une trentaine ont une valeur architecturale pour elles-mêmes ». Sur ces trente villas, déjà un tiers environ a été démoli. En voici deux exemples: Rue Ahmed el Ansari (Lebrun) n. 44, ARRIVETX, 1936 (détruit). Crédits photo: Emmanuel Neiger.Rue Rodin et Baitlahm (Mignard), FLEURANT, 1933 (détruit). Crédits photo: Emmanuel Neiger D'autres résistent encore à la pression spéculative sur le quartier, mais pour combien de temps? « On ne peut pas reprocher au propriétaire de vendre sa villa au prix actuel du terrain. De plus, protéger un bâtiment, c'est très difficile, il faut vraiment que la valeur du bien soit extraordinaire », regrette Neiger. On observe ainsi beaucoup de villas enclavées, paraissant presque étrangères dans ce quartier en pleine mutation. En général, les propriétaires de ces villas attendent de pouvoir vendre au meilleur prix; ils peuvent être aussi confrontés à des problèmes d'héritage ou de spoliation. « Normalement la démolition d'une villa est conditionnée par l'existence d'un projet de construction et il y a parfois des entourloupes », précise Neiger. « La spéculation a construit Casa et aujourd'hui, on voit qu'elle la détruit également », s'amuse-t-il à constater. Trois exemples de villas intéressantes non encore détruites: Rue Ahmed el Ansari (Lebrun) et Mourtada (Regnault), MICHELET, 1933. Crédits photo: Emmanuel NeigerRue Otarid (Lemercier) n. 5, GRESLIN. Crédits photo: Emmanuel NeigerVilla Rosilio, Jean-François Zévaco et P. Messina, 1949, rue El Mourtada, rue Mohamed Bahi. Crédits photo: H24Info Emmanuel Neiger ne nie pas les avantages de la densification urbaine mais appelle à son déploiement de manière plus raisonnée, « sachant qu'il existe quand même un étalement dans la périphérie ». Par ailleurs, il n'y voit pas un désir d'effacement des vestiges coloniaux, mais plutôt une logique économique. « Le seul enjeu est de pouvoir conserver quelques villas pour leur valeur individuelle et leur valeur de témoin, mais je n'y crois pas trop », estime-t-il, pessimiste, reconnaissant la difficulté pour les autorités de défendre un quartier face à la pression économique. Pour rappel, deux mesures de protection du patrimoine culturel immobilier sont prévues: l'inscription et le classement. Une centaine de bâtiments sont inscrits au patrimoine national dont 99% initiés par l'association Casa Mémoire. Le classement s'établit à l'initiative du ministère de la Culture. A Casablanca, seule l'ancienne médina est classée au patrimoine national en tant que zone urbaine.