◆ Après avoir récemment fait valoir ses droits à la retraite, Karim Hajji, désormais ex-Directeur général de la Bourse de Casablanca, nous dresse un bilan des plus détaillés sur ses 11 ans passés à la tête de l'institution. ◆ Il revient sur les principaux évènements et changements qu'a connus le marché boursier marocain durant cette période.
Propos recueillis par A. H. et F. Z. O.
Finances News Hebdo : Vous avez passé plus de 10 années à la tête de la Bourse de Casablanca, marquées par deux crises mondiales majeures, dont celle que nous vivons aujourd'hui. Quel regard portez-vous sur ces deux crises ? Karim Hajji : Avant tout propos, mes pensées vont à nos concitoyens qui sont touchés durement par cette terrible pandémie, que ce soit dans leur santé, leur activité ou leur emploi. Comme vous l'évoquez, je suis arrivé à la tête de la Bourse de Casablanca quelques mois après le pic de la crise financière de 2008. Cette crise était à l'origine une crise financière, qui est devenue une crise économique par contagion. Aujourd'hui, nous faisons face à une crise sanitaire d'une ampleur inédite, qui se transforme en crise économique, probablement plus profonde que celle de 2008, touchant directement des secteurs entiers de l'économie sur tous les continents. Les récentes prévisions économiques de l'OCDE pour l'année en cours indiquent une baisse de la croissance mondiale de 2,9% à 2,4% du fait notamment du ralentissement de l'économie chinoise. De nombreux pays, notamment européens, seront en récession pendant au moins un trimestre. Mais au-delà de la crise et des chiffres, il faut surtout voir les opportunités d'amélioration qui en découlent. Après 2008, les marchés financiers ont gagné en transparence, en gestion des risques, en réalisme… et je n'ai aucun doute que les marchés financiers auront un rôle crucial à jouer dans la reconstruction de nos économies. F.N.H. : Pourquoi avoir choisi ce moment pour faire valoir vos droits à la retraite ? Ne craignezvous pas qu'on vous reproche de quitter le navire en pleine tempête ? K. H. : En accord avec le Conseil d'administration, j'ai fait valoir mes droits à la retraite il y a un an, le temps qu'un successeur soit désigné par les organes de gouvernance. Je n'ai pas choisi ce moment précis pour «quitter le navire en pleine tempête». J'aurais aussi bien pu quitter la Bourse plus tôt si mon successeur avait été désigné plus tôt. Je demeure en tout cas totalement engagé jusqu'au dernier jour aux côtés des équipes de la Bourse pour assurer, en cette période difficile, la sécurité de nos collègues et de nos partenaires et la continuité de l'activité. F.N.H. : Quel bilan tirez-vous de cette période ? K. H. : Je suis arrivé à la tête de la Bourse de Casablanca en avril 2009, dans un contexte de crise économique et financière, mais aussi de crise de gouvernance. L'urgence immédiate était de reconstruire une équipe de direction solide et soudée, de restaurer la crédibilité de la Bourse mise à mal par un incident informatique. Il s'agissait aussi d'assurer la sécurité et la fiabilité de notre système d'information, qui est non seulement notre outil de production, mais aussi et surtout le gage de la transparence, de l'équité et du fonctionnement ordonné du marché boursier. Enfin, il s'agissait de redynamiser le marché, de proposer de nouveaux produits et services répondant aux besoins des émetteurs et des investisseurs, de contribuer au rayonnement régional et international de notre place. Je crois pouvoir dire, sans rougir, que le premier objectif a été largement atteint : la Bourse opère aujourd'hui des systèmes d'information résilients, sécurisés et aux meilleurs standards internationaux, avec un niveau de disponibilité de 100% sur les 5 dernières années et un niveau de sécurité sanctionné par les normes les plus exigeantes en la matière. S'agissant de l'enrichissement de l'offre de produits et services par la Bourse, nous avons milité depuis de nombreuses années pour que les nouveaux produits et la modification des compartiments de la Bourse soient inscrits dans le Règlement Général de la Bourse, sous la supervision du régulateur et de l'autorité de tutelle et non dans la loi. C'est désormais chose faite avec la nouvelle loi sur la Bourse qui est devenue opérationnelle l'été dernier, et qui accorde une plus grande flexibilité à la société gestionnaire. Nous avons aujourd'hui un compartiment alternatif dédié aux PME, un compartiment réservé aux investisseurs qualifiés, la possibilité de coter des fonds et d'offrir des services de négociation pour des instruments non cotés à la Bourse. Nous travaillons avec le régulateur et l'autorité de tutelle pour lever les derniers freins réglementaires afin de pouvoir coter des fonds indiciels ou des fonds immobiliers. Cet enrichissement de l'offre ne pouvait se faire sans la mise en place d'un écosystème, notamment à travers le programme Elite, comprenant émetteurs potentiels, investisseurs, opérateurs, conseillers…, permettant d'œuvrer ensemble pour faciliter l'accès au marché boursier. S'agissant des investisseurs, plusieurs initiatives ont été engagées afin de contribuer à leur éducation et à leur information : le développement du «e-learning» en français et en arabe, l'organisation des «championnats de la Bourse», le lancement d'une application mobile, l'offre de nombreux séminaires sur des thèmes d'actualité, le partenariat avec de nombreuses universités pour promouvoir la culture boursière. Au plan international, la Bourse de Casablanca a rejoint dès 2011 la Fédération mondiale des bourses (WFE), a organisé la Conférence des Bourses africaines en 2012, travaille sur le rapprochement avec d'autres marchés africains (partenariats bilatéraux, projet Linkage…) et contribue à améliorer la visibilité des émetteurs auprès des investisseurs internationaux à travers les «Morocco Capital Market Days» organisés chaque année depuis 2017 au London Stock Exchange, ou à travers la pré- sence des flux de la Bourse chez les plus importants rediffuseurs et investisseurs internationaux. Cette période a également été marquée par le processus de démutualisation de la Bourse, la mise en place d'un nouveau cahier des charges permettant à la Bourse de devenir un groupe boursier, rassemblant marché cash, des dérivés, CCP… Et là encore, face aux défis rencontrés pour mettre en place un marché à terme, défis liés au coût rédhibitoire d'acquisition d'une solution de compensation et à l'impossibilité légale de sous-traiter la partie informatique à une CCP1 étrangère, nous avons décidé de développer, avec l'appui de notre Conseil, notre propre solution de compensation qui progresse de manière très satisfaisante. Je tiens à saluer ici le travail remarquable et le dévouement des équipes de la Bourse, sans lesquelles nous n'aurions pu relever tous ces défis. F.N.H. : Comment se sont comportées les finances de la Bourse de Casablanca durant cette période ? K. H. : Malgré la chute importante des volumes que nous avons connue après la crise financière de 2008 et les événements qui ont perturbé notre région en 2011, la Bourse n'a pas connu un seul exercice déficitaire. Les fonds propres de la Bourse se sont même considérablement accrus depuis 2008, passant de 510 MDH en 2008 à plus de 700 MDH en 2019, malgré une distribution exceptionnelle de réserves de 400 MDH en 2016. Cette réalisation doit beaucoup à la discipline budgétaire que nous avons mise en place, mais aussi à la diversification des revenus. En 2019, ce sont ainsi près de 20 MDH de revenus de la Bourse qui sont devenus indépendants des commissions de Bourse contre 2,2 MDH seulement en 2008, ce qui renforce la résilience de notre institution face à des crises comme celle que nous avons vécue en 2008 ou celle que nous vivons aujourd'hui. F.N.H. : Votre action s'est très vite heurtée à une certaine culture de faible transparence des chefs d'entreprises familiales réticents à rejoindre la Bourse. Le programme Elite a-t-il permis de contourner cet obstacle ? K. H. : Face à cette réticence qui est réelle, nous avons lancé, en partenariat avec le London Stock Exchange Group, le programme Elite, première initiative de ce genre en Afrique. Ce programme, qui vise à renforcer les capacités des PME pour les accompagner dans une nouvelle étape de leur croissance, a été un véritable succès opérationnel, avec 12 cohortes entre le Maroc et l'Afrique de l'Ouest et plus de 120 entreprises. Plusieurs entreprises Elite avaient annoncé leur intention de s'introduire en Bourse en 2019 et des dossiers sont entre les mains de banques d'affaires. Nous sommes convaincus que plusieurs d'entre elles franchiront le pas de la cotation dans les années à venir. F.N.H. : Les trois dernières années ont été marquées par l'ouverture de la Bourse sur l'Afrique subsaharienne. Parlez-nous de ces expériences. K. H. : En effet, le rayonnement régional de la Bourse de Casablanca a été particulièrement visible durant ces trois dernières années, avec une contribution active de notre institution aux objectifs de l'Association des Bourses africaines (ASEA), dont nous avons assumé la présidence depuis novembre 2018. Afin d'améliorer la liquidité des marchés boursiers africains, l'ASEA a lancé une initiative, soutenue par la BAD, de connexion des 7 Bourses les plus importantes du continent. Enfin, une étude de l'ASEA, financée par la SFI, démontre l'apport des privatisations au renforcement de la liquidité des Bourses africaines. Cette étude sera partagée avec les autorités de chaque pays. Nous avons aussi lancé avec succès le programme Elite en Afrique de l'Ouest, qui compte désormais 3 cohortes et une trentaine d'entreprises de la région dans le programme qui est géré en partenariat avec la Bourse de Casablanca. F.N.H. : Si vous aviez des suggestions à faire à votre successeur pour développer la Bourse de Casablanca, quelles seraient-elles ? K. H. : Mon successeur, Tarik Senhaji, connaît très bien les marchés de capitaux pour y avoir travaillé pendant plus de 20 ans, notamment à Londres. Je lui souhaite la bienvenue à la Bourse de Casablanca et ne peut que lui suggérer, dans le contexte actuel, de s'appuyer sur les équipes de la Bourse et de travailler étroitement avec les partenaires du marché pour préparer la prochaine étape de développement après la sortie de crise.