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Frédéric Louat décrypte les enjeux actuels du pétrole pour le Maroc
Publié dans Finances news le 05 - 06 - 2019

Entretien // Frédéric Louat, directeur du cabinet RiSer Maghreb

* La volatilité des prix du pétrole va se poursuivre.
* La hausse des cours n'aurait qu'un impact modéré sur le taux de change du Dirham ainsi que sur les réserves en devises.
* L'industrie chimique/pétrochimique serait particulièrement touchée par la montée des cours.

Propos recueillis par Badr Chaou

Economie Maroc - La hausse des prix du pétrole inquiète les spécialistes
Finances News Hebdo : Les cours du brut ont poursuivi leur hausse depuis le début de l'année pour marquer une progression de près de 36% au premier trimestre. Quels sont les facteurs qui ont animé cette montée ?
Frédéric Louat : En effet, les prix internationaux du pétrole se sont envolés depuis le début de l'année. Néanmoins, il faut mettre cette hausse en perspective. Depuis le début de l'année, les prix sont passés de 53 $/bl à environ 69 $/bl. Mais il faut se souvenir qu'ils avaient beaucoup baissé juste avant, puisqu'ils avaient atteint jusqu'à 85 $/bl début octobre 2018, avant de s'effondrer en trois mois. Rappelons également que les prix du pétrole avaient connu trois années au-dessus de 100 $/bl, entre 2011 et 2014. Nous sommes donc aujourd'hui encore très loin des niveaux élevés historiques, et même des niveaux d'il y a 8 mois. Les prix actuels du pétrole sont encore raisonnables, dans une perspective de long-terme.
Ceci dit, l'élément récent le plus marquant sur le marché pétrolier est la très forte volatilité des prix du brut. Autour d'une tendance haussière, les prix fluctuent énormément d'une semaine à l'autre, voire d'un jour à l'autre. Par exemple, les prix du pétrole ont chuté de près de 5% en une seule séance, le 23 mai.
Ces fluctuations importantes proviennent de la conjonction de plusieurs facteurs qui envoient des signaux contradictoires.
En premier lieu, la demande internationale de pétrole est largement déterminée par la croissance économique mondiale. Or, après un emballement euphorique à la mi-2018, les prévisions de croissance économique mondiale pour 2019 sont plutôt pessimistes depuis le début de l'année.
F.N.H. : Comment avait réagi l'OPEP ?
F. L. : Dans ce contexte, l'OPEP a décidé une baisse de la production de 1,2 million de barils/jour pour le 1er semestre de 2019. Mais cette contraction n'a pas été suffisante pour contre-balancer le ralentissement de la croissance mondiale. Si les objectifs de baisse de production ont été plutôt bien respectés par les pays membres, les niveaux de stocks internationaux de pétrole sont restés élevés.
Ceci aurait dû pousser à la baisse les prix du pétrole. C'était sans compter avec les tensions géo-politiques qui se sont exacerbées depuis le début de l'année. Naturellement, la grave crise politique et économique au Vénézuela (historiquement le principal producteur de pétrole en Amérique latine) fait craindre une accélération de la baisse de la production dans ce pays.
Surtout, les tensions entre les Etats-Unis et l'Iran ont atteint une nouvelle étape, depuis le début de l'année. Ainsi, le 8 avril, les Gardiens de la Révolution iraniens ont été inscrits sur la liste américaine des «organisations terroristes étrangères». Le 22 avril, les Etats-Unis ont interdit à 8 pays (qui disposaient jusqu'alors d'une exemption) de commercer avec l'Iran pour acheter leur pétrole. Le 14 mai, les Etats-Unis accusaient l'Iran d'être à l'origine de sabotages sur des pétroliers et des infrastructures pétrolières dans le Golfe, conduisant Washington à annoncer le 24 mai l'envoi de troupes militaires supplémentaires au Moyen-Orient.
Les tensions avec l'Iran ont un très fort impact sur les marchés pétroliers. En effet, l'Iran est traditionnellement le 2ème plus gros producteur au sein de l'OPEP, derrière l'Arabie Saoudite. On estime que l'Iran exporte aujourd'hui à seulement 15% de sa capacité d'exportation, à cause de l'embargo américain. Ces tensions géopolitiques expliquent donc très largement la flambée des prix du brut depuis le début de l'année, d'autant que les scenarios de sortie de crise entre les Etats-Unis et l'Iran sont très incertains.

F.N.H. : Doit-on s'attendre à une progression des cours dans les prochains mois ?
F. L. : La seule certitude que l'on a aujourd'hui est que la volatilité des prix du pétrole va continuer. Par rapport à ces derniers mois, une incertitude supplémentaire est venue se greffer, qui est liée à la croissance mondiale. Que ce soit aux Etats-Unis, en Chine et en Europe, les performances économiques au 1er trimestre de 2019 ont toutes dépassé les attentes des économistes. Néanmoins, la guerre commerciale américano-chinoise fait peser un risque sur la croissance mondiale, tandis que des signes de ralentissement commencent à apparaître aux Etats-Unis, et que les mesures de relance chinoises ne devraient porter leurs fruits que dans plusieurs mois. Au total, la reprise économique du 1er trimestre pourrait n'être qu'une flambée éphémère, et la demande en pétrole pour le reste de l'année pourrait être plus modérée qu'on ne l'a constatée ces derniers mois.
Du côté de l'offre, il semble que les crises géopolitiques en Iran et au Venezuela ont déjà été intégrées dans les anticipations du marché. Sauf escalade militaire majeure entre l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis d'une part, et l'Iran d'autre part, les tensions au Moyen Orient devraient avoir moins d'impact sur le marché pétrolier qu'elles n'en ont eu ces derniers mois. Une escalade militaire ne peut pas être exclue, mais ce n'est pas le scenario que je privilégie.
Aujourd'hui, les perspectives du marché pétrolier semblent déterminées avant tout par l'évolution de la demande. Si la croissance économique mondiale reste morose en 2019, comme on s'y attend, les prix du brut pourraient se stabiliser, voire baisser quelque peu. Tout cela dans un contexte de volatilité des prix qui restera encore très forte.

F.N.H. : Quels sont les scénarios envisageables après la réunion de l'OPEP prévue pour le 26 juin ?
F. L. : Il est probable que l'OPEP annonce un nouveau contrôle sur sa production pour le 2ème semestre de l'année. En fonction de l'ampleur des restrictions de production annoncées par l'OPEP fin juin, les prix du pétrole pourraient connaître une reprise très éphémère dans les jours qui suivent.
Néanmoins, les annonces que fera l'OPEP ne devraient guère avoir d'impact durable sur les prix du brut, pour plusieurs raisons. La première concerne les restrictions de production de l'OPEP au 1er semestre, qui n'ont pas empêché les stocks pétroliers mondiaux de se maintenir à un niveau élevé. Il faudrait que l'OPEP annonce des mesures drastiques pour pousser durablement les prix du brut, ce que ne justifient pas les niveaux actuels de prix. La seconde raison, c'est que les Etats-Unis et la Russie (qui ne font pas partie de l'OPEP) sont deux des trois premiers producteurs de pétrole dans le monde. Certes, l'OPEP a élargi ses réunions à ses partenaires (principalement la Russie) au sein de ce qu'on appelle aujourd'hui «l'OPEP Plus». Mais la détermination de la Russie à réduire sa production est incertaine. Dans le même temps, les Etats-Unis ne souhaitent pas voir les prix du pétrole flamber, ce qui aurait un impact sur le prix à la pompe pour les consommateurs américains. Et enfin, plusieurs pays ont déjà annoncé qu'ils compenseraient la baisse de la production en Iran, ce qui pourrait fragiliser la discipline au sein de l'OPEP.
Au total, les décisions de l'OPEP à la fin juin ne seront sans doute pas en mesure d'impacter durablement à la hausse les prix du brut pour les prochains mois.
Economie Maroc - La hausse des prix du pétrole et son impact au Maroc
F.N.H. : Quel impact pourrait avoir une hausse continue des cours sur les réserves de changes du Maroc ?
F. L. : Il est certain que la hausse du prix du pétrole crée une pression sur les réserves de change, puisqu'elle aggrave le déficit commercial du pays.
Il faut néanmoins relativiser cet impact. D'une part, les réserves de change du Maroc demeurent à un niveau proche de 230 milliards de dirhams, soit environ 5 mois d'importations, ce qui reste un niveau confortable.
Par ailleurs, la facture énergétique du Maroc ne représente «que» moins de 20% de nos importations; c'est un niveau significatif, mais qui reste gérable tant que le prix du pétrole ne s'établit pas durablement au-dessus de 100 $/bl. En effet, une hausse de 10% du prix du pétrole aggrave la facture énergétique du Maroc d'environ 6 à 7 milliards de dirhams, ce qui est du reste gérable au regard des 230 milliards de dirhams de réserve de change.
Au total, la hausse des prix du brut a certes un impact sur les réserves de change, mais ce n'est qu'un facteur parmi d'autres éléments déterminants, tels que la demande intérieure pour les produits importés, les prix du phosphate, le dynamisme des «nouvelles industries» et les recettes courantes provenant du tourisme et des transferts des MRE.

F.N.H. : Une dépréciation du Dirham est-elle possible en cas d'une poursuite de la hausse des cours ?
F. L. : Même si la marge de fluctuation du Dirham a été élargie, elle reste aujourd'hui relativement étroite. Autrement dit, une éventuelle dépréciation du Dirham serait très limitée dans le contexte actuel. Par ailleurs, la hausse des cours du pétrole a moins d'impact que l'évolution du taux de change Dollar/Euro : par exemple, une appréciation importante du Dollar vis-à-vis de l'Euro entraîne mécaniquement un renchérissement du Dirham contre l'Euro.
En tant que telle, la poursuite de la hausse des cours du pétrole n'aurait qu'un impact modéré sur le taux de change du Dirham.
Comme le Dirham ne fluctue pas librement, le principal impact d'une poursuite de la hausse des cours du pétrole serait de maintenir une pression sur les réserves de change. Une telle pression pourrait retarder la poursuite des efforts de libéralisation du régime de change.

F.N.H. : Quelles menaces sont envisageables sur le tissu industriel marocain ?
F. L. : Il est certain qu'une flambée du prix du pétrole aurait un impact négatif sur l'industrie marocaine.
L'industrie chimique/pétrochimique serait particulièrement touchée. Les industries fortement consommatrices d'énergie (métallurgie/sidérurgie, par exemple) le seraient également.
Mais l'impact serait également sensible sur l'ensemble des industries, puisqu'une hausse des prix énergétiques aurait un impact sur les prix de transport des marchandises, à la fois le transport domestique et le transport international. Ceci contribuerait à rogner encore davantage les marges des industries marocaines.

F.N.H. : Et d'un point de vue macroéconomique ?
F. L. : Au niveau macroéconomique, une poursuite de la hausse des prix du pétrole aurait deux impacts supplémentaires : sur l'inflation, et sur les déficits publics.
Si les prix du brut restent proches des niveaux actuels, il ne faut pas s'alarmer outre mesure : depuis la décompensation des produits pétroliers, les fluctuations des prix du brut se traduisent plus directement sur les prix des produits pétroliers au Maroc (gas-oil, essence, fuel, …). On pourrait donc craindre une poussée inflationniste si les prix du pétrole augmentaient encore. Néanmoins, l'inflation au Maroc reste très bien maîtrisée aujourd'hui, les prix à la consommation ayant même baissé en glissement annuel au 1er trimestre 2019. Ce n'est donc pas une source d'inquiétude majeure aujourd'hui, même si la croissance de la demande intérieure pourrait se ralentir quelque peu.
De même, une poursuite de la hausse des prix du pétrole aurait un impact négatif sur le déficit budgétaire, puisque le prix du butane continue de faire l'objet de mesures de compensation, alors que le prix international du gaz est corrélé à celui du pétrole. De ce point de vue également, la situation n'est pas alarmante aujourd'hui, puisque la Loi de Finances 2019 reposait sur une hypothèse de prix du pétrole de 70 dollars/baril, proche des prix actuels. Par ailleurs, les dépenses de compensation du butane entre janvier et avril 2019 ont été inférieures à celles de la même période de 2018. Sur l'ensemble de l'année 2019, les dépenses de compensation sur le butane devraient être en ligne avec le budget.
Le constat aujourd'hui est que, si la hausse du prix du pétrole n'est pas une bonne nouvelle pour le Maroc, les prix actuels ne sont pas alarmants pour l'économie nationale.

F.N.H. : Comment le Maroc pourrait-il se prémunir d'une hausse des cours du brut ?
F. L. : A court terme, il n'y a pas grand-chose à faire. Le Maroc importe la quasi-totalité de ses besoins en produits pétroliers. En revanche, il est possible d'en mitiger l'impact sur l'économie nationale. Le renouvellement de la Ligne de précaution et de liquidité avec le FMI pour près de 3 milliards de dollars constitue déjà une protection efficace sur les réserves de change, en cas de choc exogène majeur tel qu'une flambée durable du prix du brut.
On pourrait également envisager un «hedging» (contrat futur) sur le futur prix du brut, mais cette solution adoptée par le Maroc en 2013 s'est avérée coûteuse et a été abandonnée en 2014. Par ailleurs, les niveaux actuels du prix du pétrole ne le justifieraient pas.
A moyen-terme et long-terme, la solution consiste à réduire la dépendance du Maroc vis-à-vis des énergies fossiles. A cet égard, l'accent stratégique mis par notre pays sur le développement des énergies renouvelables va dans le bon sens. Outre les impacts environnementaux positifs, la stratégie marocaine contribuera à réduire quelque peu la dépendance vis-à-vis des produits pétroliers, à terme.
Mais il faut rester réaliste : quels que soient les efforts en matière d'énergies renouvelables, le Maroc continuera d'importer du pétrole et des produits pétroliers pendant les décennies à venir. ◆


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