Akesbi Najib, Benatya Driss et Mahdi Mohamed ont déposé plainte pour faux, usage de faux, usurpation de biens et de noms. Le litige concerne l'étude RuralStruc au Maroc, de la Banque mondiale. Cette dernière explique avoir examiné la plainte, mais dit ne pas avoir trouvé d'éléments concre ts qui pourraient l'étayer. Le groupe de chercheurs explique les faits : le programme RuralStruc est un programme d'études et de recherches (ESW) mis en œuvre par la Banque mondiale (BM), en collaboration avec la Coopération française et le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA). A ce titre, le Centre de Coopération International en Recherche pour le Développement (CIRAD) avait détaché l'un de ses chercheurs, Bruno Losch, auprès de la BM à Washington pour être le Task Team Leader (TTL) du programme. Sept pays étaient «parties prenantent» à ce programme (Kenya, Madagascar, Mali, Maroc, Mexique, Nicaragua, Sénégal), lequel a démarré en 2006 et comporté deux phases : la première achevée fin 2006 et la seconde devait l'être en 2008. En ce qui concerne la réalisation du programme au Maroc, la première phase a été réalisée dans le cadre d'un contrat avec l'Institution d'enseignement et de recherche au sein de l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, à Rabat. «Cette phase s'est relativement bien déroulée, et le rapport que nous avons rédigé à cette étape du programme a permis de faire le point, au niveau macro-économique, sur l'ensemble des questions qui sont au cœur de la problématique posée. Ce rapport a été bien accueilli par les milieux des chercheurs et experts intéressés, ce qui nous a incités à en assurer la publication. Paru en 2008, sous le titre «L'agriculture marocaine à l'épreuve de la libéralisation», l'ouvrage correspondant a ainsi pu faire l'objet d'une vaste diffusion et susciter un débat qui devait très naturellement trouver son prolongement dans les résultats de la deuxième phase du programme RuralStruc», explique-t-on. Si la première phase s'est bien déroulée, par contre, la deuxième partie du travail l'est moins. «Confiée à un bureau d'étude privé pour la réalisation de la partie opérationnelle (enquête de terrain et traitement des données collectées), cette phase n'a pu être conduite à son terme dans les conditions de fiabilité et de professionnalisme nécessaires. Le fond du problème s'est situé à un double niveau : d'une part une base de données qui n'a jamais été assainie et fiabilisée par le bureau d'étude; et d'autre part, une équipe de coordination internationale qui a multiplié les erreurs, sinon les fautes dans l'exercice de ses responsabilités. La faute la plus lourde de conséquences, celle qui créa l'irréparable, fut celle-ci : la décision impromptue prise, à notre insu, par l'équipe de coordination internationale, d'ordonner au bureau d'étude de produire une «mini-base», extraite d'une base qui restait elle-même largement défaillante. Ce faisant, le TTL prenait des décisions méthodologiques scientifiquement contestables (que pour notre part, en tant que chercheurs, nous ne nous étions jamais résignés à adopter). Le plus grave est que ce même TTL allait ensuite nous «ordonner» de tout reprendre (alors que nous étions en cours d'achèvement du second draft du rapport de la seconde phase), et –surtout- valider des données dont nous ne cessions de montrer qu'elles n'étaient pas fiables... Face à notre refus de nous plier à une dérive à tous égards inacceptable, le bureau d'étude, en connivence avec le TTL, se permit de résilier unilatéralement notre contrat, puis de livrer à la BM notre rapport, mais après l'avoir «arrangé» conformément aux vœux du bailleur installé à Washington», déplorent les plaignants. Après que toutes les possibilités qui pouvaient raisonnablement s'offrir pour sauver l'étude aient été épuisées, le coordinateur scientifique de l'étude au Maroc avait rédigé en janvier 2010 un rapport dans lequel il expliquait dans le détail les conditions de déroulement de la deuxième phase de RuralStruc et, notamment, les raisons de fond qui avaient conduit à l'échec de cette dernière, faits, chiffres et notes méthodologiques à l'appui. Toujours selon les plaignants, ce rapport, adressé à la Banque mondiale, ainsi qu'aux membres du Comité scientifique international de l'étude, était assorti d'une demande précise : la constitution d'une commission d'évaluation internationale à qui devait revenir la tâche de faire la lumière sur les conditions ayant conduit à l'échec de la deuxième phase, préciser les responsabilités des uns et des autres, et en tirer les conséquences qui s'imposent. Or, toutes les problématiques soulevées par les chercheurs ont été réduites à un«différend contractuel» entre eux et le bureau d'étude chargé de la réalisation de la coordination opérationnelle de cette deuxième phase. «Nous avions répondu en expliquant que sur l'ensemble de la durée du programme, le bureau d'étude n'aura été que l'exécutant opérationnel auquel il avait fallu recourir au cours de la seconde phase pour réaliser l'enquête sur le terrain et le traitement des données collectées, mais qu'il n'a jamais été question de lui confier la responsabilité scientifique de l'étude, et partant se substituer à l'équipe des chercheurs chargés de l'analyse et de la rédaction du rapport final. De toute façon, il revenait précisément à la Commission d'évaluation dont nous réitérions la demande de constitution, de clarifier aussi cette question, parmi d'autres», précise-t-on. «Pendant plusieurs mois, les chercheurs ont ensuite été mis en contact avec un cadre du bureau de la BM à Rabat, lequel nous avait rassurés en nous informant que la version du rapport final allait leur être également soumise et que rien ne serait définitivement arrêté sans concertation avec le groupe des chercheurs. Or, quelle fut notre consternation lorsque, en plein été 2010, nous avions été informés par simple mail du bureau d'étude (confirmé ensuite par le bureau de Rabat de la BM), que le rapport en question avait été «validé et réceptionné définitivement par l'équipe de coordination technique de la Banque mondiale en charge du projet», soulignent les plaignants qui estiment avoir été mis devant le fait accompli. Pour eux, aucun doute la-dessus, dans son état actuel «ce rapport ne peut donc être validé scientifiquement et, de ce fait, ne peut être utilisé d'une quelconque manière, encore moins être diffusé. Naturellement, les données et les analyses qui y figurent ne peuvent non plus être utilisées, notamment dans le cadre du rapport de synthèse international». D'ailleurs, une série de correspondances avec la Banque mondiale a été entamée pour rectifier le tir. Pis encore, les chercheurs déplorent que de larges extraits du «rapport de synthèse» dont on leur avait dit qu'il était mis seulement en «circulation restreinte» au cours de l'été 2010, ont été repris dans le rapport 2011 du FIDA. Et le dernier coup de massue date du 15 décembre 2011, quand les trois chercheurs apprennent que le rapport final de Ruralstruc «a été présenté le 7 décembre 2011 à Washington par Bruno Losch, économiste au Cirad et coordonnateur du programme, devant Justin Yifu Lin, économiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale. Ce dernier a commenté et validé le travail et les résultats obtenus». «Nous, groupe des chercheurs du programme RuralStruc au Maroc, nous estimons être victimes d'un grave préjudice, consécutif à des pratiques et des comportements irrespectueux des principes éthiques et déontologiques les plus élémentaires. Dès lors, RuralStruc devient pour nous une «étude de cas» tout à fait symbolique et instructive, parce qu'elle met en évidence toutes les difficultés et toutes les ambigüités des relations de recherche qui peuvent s'établir entre des chercheurs du Nord et des chercheurs du Sud sur des problématiques définies au Nord, financées par le Nord et gérées à partir du Nord... Au fond, le problème est bien celui du rôle des chercheurs du Sud dans leurs rapports avec les chercheurs du Nord, avec lesdits «Comité scientifique», les institutions de gestion et de financement...», estime le groupe des trois chercheurs. Ce qui pose sérieusement la question des droits des chercheurs du Sud et des responsabilités à leur égard des comités scientifique ou d'éthique. «En tout cas, convaincus de la justesse de notre cause, nous restons plus que jamais déterminés à ne ménager aucun effort, négliger aucune voie de recours possible, pour faire valoir nos droits et réhabiliter une certaine idée que nous nous faisons de la collaboration scientifique entre chercheurs du Nord et du Sud», précisent les chercheurs dans leur exposé des faits. Contacté par nos soins, le Bureau de Rabat de la Banque mondiale, après avoir pris connaissance des faits qui sont reprochés à l'institution-mère, n'a pas hésité à faire part de sa réaction concernant ce litige. Ainsi, on nous explique que «la Banque mondiale a sérieusement pris en considération ces plaintes et les a examinées; toutefois, nous n'avons pas trouvé d'éléments concrets qui pourraient étayer la plainte. Aussi, les plaignants n'ont-ils pas été en mesure de produire de documents permettant de vérifier leurs déclarations». Et de préciser que «le programme RuralStruc a pour objet d'aider la Banque et ses partenaires à mieux appréhender comment la libéralisation agricole peut bénéficier à la population marocaine et à celle d'autres pays qui ont fait l'objet de nos études». Affaire à suivre !