Ecrit par Imane Bouhrara | Donner un sens contemporain aux finances publiques et construire un nouveau système financier public, sont les principales recommandations du Professeur Michel Bouvier pour aboutir à une résilience face aux crises diverses devenues répétitives auxquelles sont confrontées les sociétés actuellement mais également au futur. Intervenant lors de la 14ème édition du Colloque international des Finances publiques, le président de la FONDAFIP, pointe du doigt la confusion entre le processus de régulation du modèle financier public et celui de contrôle de gestion. Sur la base d'une réflexion sur les défis actuels et futurs des finances publiques se posent des questions dont les réponses sont cruciales pour l'organisation de notre société autrement dit de notre démocratie, explique Michel Bouvier dans son rapport introductif à l'ouverture du 14ème colloque international des finances publiques organisé les 19 et 20 novembre, sous le thème « Les grands défis des finances publiques du 21ème siècle ». Pour le professeur universitaire et directeur de la Revue française des finances publiques, il est indéniable que la gouvernance des finances publiques, son économie, son droit, sa gestion, aussi les théories, les idéologies, autrement dit les représentations que l'on se fait de son rôle et de son importance, exercent une influence considérable sur l'évolution du mode d'organisation et d'action des institutions d'un pays. « C'est pourquoi les réformes des finances publiques ne sont jamais des aménagements techniques », insiste-il. Pour lui, il est tout aussi indéniable que les défis allant s'accumulant dont certains se posent déjà aux sociétés contemporaines et pour d'autres allant se poser, auront un impact sur les systèmes financiers publics et selon la solidité de leur modèle, les conséquences seront plus au moins graves. Et les réponses à porter plus au moins efficaces. « Les chocs sont en effet démultipliés ces dernières années et sont plus variés, plus fréquents et aussi plus dangereux qu'auparavant. Ce ne sont pas seulement que des chocs économiques et financiers, ni même sanitaires, il y aura d'autres chocs qui vont se combiner entre eux et dont certains sont déjà là à l'état naissant », alerte le conférencier. Autrement dit, le nouveau modèle de la gouvernance publique ne trouve pas pleinement sa place dans un système institutionnel, administratif et politique qui n'a pas été suffisamment modifié en fonction du changement du modèle économique. Ce que pour Michel Bouvier, constitue l'écueil majeur de la gouvernance financière publique actuelle. « Sortir du quiproquo pourrait consister bien sûr à pousser l'une et l'autre logique, libérale et étatiste, jusqu'à l'extrême, ce ne serait pas à mon sens sans présenter des risques majeurs pour les finances publiques, voire pour l'Etat et la société en général », ajoute-il. Il semble par contre crucial de s'attacher à concevoir et instituer un modèle de gouvernance financière publique en phase avec une société elle-même en transition vers un autre modèle. En effet, le modèle financier public est au cœur des enjeux actuels. Michel Bouvier rappelle qu'il s'agit d'un modèle complexe qui forme un système fourmillant d'acteurs publics mais aussi d'acteurs privés. C'est aussi un système comprenant non seulement les finances de l'Etat mais aussi celle des collectivités locales et de la sécurité sociale. Ce système est en pleine mutation depuis des années parce qu'il est en première ligne face aux crises qui se sont succédé depuis le milieu des années 70. « Mais il ne peut plus être uniquement réaménagé par des plaidoyers ou par la mise en place de dispositifs de gestion visant à maîtriser les dépenses publiques ou réduire la pression fiscale... L'incapacité de maîtriser pleinement l'évolution des finances publiques depuis des dizaines d'années malgré la sophistication je dirai parfois caricaturale des outils de contrôle de gestion, met en évidence une faille dans le processus de régulation du modèle financier public », souligne-t-il. Ce processus est confondu avec celui du contrôle de gestion. Il y a confusion entre la régulation et la gestion. Cette confusion conduit à centrer les réflexions sur les techniques et les outils qui sont indispensables certes mais qui ne sont que des instruments de gestion. Alors qu'en préalable, il conviendrait de s'interroger sur la pertinence du processus de décision qui est de l'ordre du politique. « Cette identification de contrôle de décision au contrôle de la gestion est à l'origine d'un quiproquo je crois, qui non seulement conduit à l'impuissance de réaliser une soutenabilité durable des finances publiques mais bloque une réforme en profondeur du modèle des finances publiques. Il est donc fondé de se demander si nos institutions politiques et administratives sont toujours adaptées à un système financier public qui s'est énormément transformé au regard de sa gestion depuis plusieurs dizaines d'années mais qui rencontre aussi de grosses difficultés pour assumer les transformations de son environnement. Autrement dit, c'est à notre sens une question délaissée ou plutôt détournée vers le processus de gestion qui est en jeu aujourd'hui : celle de la construction d'un processus de régulation comme élément clé du modèle financier public. Et c'est là un sérieux problème », analyse M. Bouvier. Comment esquisser un nouveau modèle ? Pour Michel Bouvier, il est nécessaire de garder à l'esprit que le monde a connu de nombreuses crises économiques, sociales et financières ces cinquante dernières années, ces crises à répétition, mais aussi une accélération de la globalisation des échanges. En plus les possibilités offertes par l'intelligence artificielle ont provoqué une modification en profondeur des modèles économiques, sociaux et institutionnels. Il s'en est suivi un sentiment d'insécurité et d'incertitudes sur l'avenir. Le système financier public doit par conséquent être appréhendé à travers ses rapports avec les autres composantes de la société (économique, juridique, sociale, politique...) car toutes sont concernées à un titre ou à un autre. Le challenge est donc colossal : il est à la fois politique, économique, social et la construction d'un nouveau modèle du système financier public et de sa gouvernance en est certainement l'une des clés. Par ailleurs la création d'un modèle de gouvernance financière publique adapté au contexte actuel suppose en premier lieu de le conceptualiser comme un système complexe pour ensuite le construire de telle manière que cette complexité soit concrètement pilotable avec premier point d'appui une responsabilisation des acteurs et une coordination de leurs décisions. Selon le conférencier, la souplesse des institutions est plus que jamais nécessaire au sein d'un monde aussi instable et fluctuant que celui d'aujourd'hui et cela suppose en premier lieu une grande variété d'acteurs publics et privés permettant des réponses rapides aux obstacles voire aux crises qui peuvent intervenir. Cela suppose également que ces acteurs soient responsables de leurs choix et, par conséquent, détenteurs d'une liberté d'action. Par exemple pour les collectivités territoriales d'avoir une autonomie financière relative qui ne soit pas gênée par une abondance de règles compliquées et difficiles à interpréter et sources de rigidité et d'insécurité juridiques. « Mais ce n'est pas tout, il est nécessaire de favoriser cette responsabilité par une organisation fondée sur des relations contractuelles libres favorisant une culture de la négociation entre acteurs. Il faut souligner que les réformes budgétaires mises en œuvre ces dernières années s'inscrivent dans une certaine logique, une logique d'agence et celle de l'entreprise qui implique une généralisation de la contractualisation aussi bien entre institutions qu'au sein des institutions », soutient Bouvier. Or, la confrontation de cette logique avec la logique administrative et politique classiques encore en grande partie présentes peut être une ambiguïté ou une source de blocage d'une réforme du processus de décision du système financier public, poursuit-il. Autrement dit, celle-ci ne trouve pas pleinement sa place dans un système institutionnel, administratif et politique qui n'a pas été suffisamment modifié en fonction de la libéralisation du modèle économique. En définitive, conçu pour responsabiliser les acteurs politiques et administratifs en les sensibilisant à une culture libérale, le changement est freiné par les vestiges de l'ancien dispositif encore bien présent. « On peut penser qu'au moment de leur mise en œuvre, la mesure n'a pas été suffisamment prise et que ces réformes étaient le produit d'un processus de transformation du modèle économique et politique de la société des années 60-70. Une transformation allant dans le sens d'une appropriation du modèle de gouvernance de l'entreprise et donc d'une culture économique par l'ensemble des acteurs concernés par le processus budgétaire que ce soient les politiques ou les gestionnaires », analyse Michel Bouvier. Or, s'agissant des premiers, la culture politique est demeurée en grande partie celle de l'ancien modèle sachant qu'il en est de même d'ailleurs pour les seconds, avec une culture de gestion qui tarde à s'inscrire dans une démarche de responsabilisation. Et cela même si l'on peut constater une sorte d'entropie en ce qui concerne le développement des outils de gestion. On doit à cet égard regretter qu'une démarche techniciste tende à prédominer sur celle qui devrait préalablement concerner l'organisation du processus de décision politique dont au final dépend l'efficacité du contrôle de gestion, explique-t-on. Il y a dichotomie par conséquent entre un mode de fonctionnement traditionnel qui ne vise pas à responsabiliser les acteurs et la philosophie sur laquelle repose les réformes budgétaires dont la logique ne s'est pas déroulée jusqu'à son terme. « Mais une variété d'acteurs libres de contractualiser leurs rapports, si elle est essentielle comme je l'estime, à la responsabilisation et par conséquent à l'efficacité du système financier public, oblige quand même à répondre au risque d'atomisation ou encore de double emplois ou de désordre dans les décisions prises. Il convient donc de mettre en place une institution de coordination des décisions financières publiques. Cette coordination implique que l'on ne continue plus à penser les finances publiques à travers un seul et unique prisme qu'il soit économique ou juridique comme c'est trop souvent le cas », relève-t-il. Sortir les Finances publique de l'approche exclusive Il faut garder à l'esprit que la finance publique répond à des logiques diverses, la façon de les approcher doit être elle-même diverse. « Il nous faut changer de paradigme et rompre avec une logique d'exclusion qui ne reconnaît pas et à fortiori n' institutionnalise pas les multiples interactions et les multi rationalités qui caractérisent les finances publiques. Une telle attitude conduit à des analyses qui ne peuvent être que partielles engendrant des décisions faussement rationnelles. Au final, l'empirisme prédomine alors que la complexité des sociétés n'a jamais été aussi grande. Nous continuons à penser les problèmes séparément et à proposer des solutions également séparées du coup la réflexion sur les institutions ne traduit pas la complexité de la réalité. Elle n'en identifie qu'un aspect sans le situer dans la dynamique complexe à laquelle il appartient », estime Michel Bouvier. Il en résulte que les solutions apportées ne reflètent en rien cette complexité et ne peut alors y avoir de vue stratégique car les réponses se font au coup par coup et par conséquent ne permettent pas de construire un modèle financier public régulable. « Si l'on accepte l'approche que je viens d'évoquer, elle permet non seulement d'identifier qu'il existe une solidarité objective entre les acteurs et structures concernées mais qu'il est par ailleurs, parfaitement logique d'incarner cela dans des institutions qui en soient le reflet. Nous sommes dans un système aux risques multiples qui nécessite une démultiplication des réponses et des lieux de décisions, mais aussi une coordination entre ces lieurs, ce qui implique de reconstruire le processus de décision en amont du processus de gestion », soutient-il. Cela dit, l'on peut constater qu'il existe aujourd'hui une mosaïque de pouvoirs économiques, politiques, sociaux qui n'ont aucune institution pour se retrouver, se concerter et trouver des solutions communes pour répondre aux crises mais surtout de former un modèle de gouvernance correspondant à la complexité et à l'incertitude dues à la multiplicité des acteurs et à leurs interrelations. Mais Michel Bouvier nuance : « Si une variété d'acteurs est source d'efficacité, elle peut s'avérer complétement stérile lorsqu'il n'existe pas une unité d'action. L'affrontement des divers intérêts peut même générer une paralysie totale du système. Il ne s'agit pas de laisser ce développement à l'infini des réseaux de pouvoirs autonomes horizontaux et finalement une néo féodalité. La voie est donc étroite, elle ne peut que se formaliser dans un système transversal associant unité et diversité ». Et c'est bien dans une absence de pilotage global que se dessine actuellement le futur des sociétés contemporaines et cela particulièrement à l'échelle internationale mais également nationale. Construire un nouvel Etat providence Dans son propos, Michel Bouvier soulève la nécessité de réorganiser la gouvernance selon une logique reposant sur une synergie d'acteurs. Pour ce faire, il lui paraît pertinent de retrouver non pas le plan d'autrefois mais l'esprit du plan, ce que Pierre Masset appelait le « concert de toutes les forces économiques et sociales », ce qui suppose la mise en place d'une structure plurielle. Sa composition doit être représentative des acteurs concernés (Collectivités territoriales, sécurité sociale, Etat et partenaires sociaux). Par ailleurs, les experts qui doivent y être associés doivent refléter la pluralité disciplinaire des finances publiques, économie certes mais aussi droit, politique, gestion voire même sociologie... plaide Bouvier. Pour résumer il s'agirait de construire un modèle partenarial des institutions indépendantes et permanentes ou à géométrie variable d'aide à la décision réunissant acteurs politiques, économiques et sociaux, publics et privés, au niveau national et local... « En conclusion, ce sont les bases de construction d'un nouvel Etat providence qu'il convient de poser. Il est urgent de construire un nouvel équilibre politique, économique et social car ce ne sont pas seulement des personnes physiques ou des entreprises qui sont fragilisées par le Covid-19 mais l'ensemble actuel qui est fragile. Les sociétés et institutions bâties au final du temps sont de très grande fragilité et la menace d'une crise plus grave que nous connaissons actuellement est à prendre au sérieux », alerte le conférencier. Pour la prévenir, des institutions financières publiques solides sont indispensables. Il faudra beaucoup d'audace politique mais aussi intellectuel pour sortir de l'impasse budgétaire. « Une impasse dans tous les sens d'ailleurs dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui et qui menace de s'aggraver dans les mois et années à venir si nous persistons à nous satisfaire du bricolage du système ou d'une course sans fin et déshumanisante vers un idéal du contrôle de la gestion confondu avec le contrôle de régulation », regrette Michel Bouvier. La gravité du contexte contemporain et l'incertitude qui pèsent sur le futur des sociétés obligent selon l'expert à une cohérence institutionnelle et pour ce qui est des finances publiques à en harmoniser le cadre juridique avec celui d'institutions politiques, administratives relevant d'un modèle de société devenu au fil du temps anachronique. Donner un sens contemporain aux finances publiques découle ainsi du bon sens.