Le Programme d'Electrification Rurale Global (PERG) est non seulement une fierté de tous les marocains mais fait aussi l'objet d'un intérêt certain à l'échelle internationale, notamment en Afrique Sub-saharienne. En effet, porter un taux d'électrification rurale de 18% à près de 100% en un temps record a nécessité de multiples défis : performance technique de l'ONEE, pour avoir multiplié par trois la longueur du réseau électrique et effort financier de l'Etat et des citoyens, pour y avoir consacré près de 1% du PIB du pays sans que les investissements privés n'y soient pour grand chose. La conclusion de cette véritable course combinée de vitesse et d'endurance s'est conclue par de multiples impacts économiques et sociaux favorables qu'il serait trop long d'énumérer ici. Mais maintenant que l'extension du réseau électrique de l'ONEE-BE est un fait établi, peut-être serait-il temps de ne pas se contenter de l'autosatisfaction mais d'en analyser tous les travers. Une telle extension de réseau électrique ne peut se faire sans dégâts collatéraux et, puisque l'on nous explique que la « maîtrise de l'envergure » est un des facteurs-clés de la réussite d'un projet, alors profitons-en pour parler des « pertes non-techniques », défaut de « maîtrise d'envergure » de l'extension du réseau électrique. Schéma synoptique des livraisons d'électricité au Maroc Toutes les données initiales utilisées dans cet article proviennent de sources officielles[i], [ii]. La Figure 1 va guider notre explication et montre un schéma synoptique des flux des livraisons d'électricité au Maroc. Les chiffres qui y sont indiqués représentent les énergies électriques mises en jeu pour l'année 2018 (en GWh soit 1 million de kWh). Dans le cadre jaune de cette Figure 1, on a isolé le réseau électrique de la Branche Electrique de l'Office National de l'Electricité et de l'Eau Potable (ONEE-BE) : * dans lequel on a injecté l'électricité nette appelée (E.N.A.) représentée en vert à gauche de la Figure 1 et qui s'est élevée à 37'455 GWh en 2018, * duquel sont sortis 4 éléments représentés en rouge, totalisant 32'440 GWh et qui sont les suivants : o 13'049 GWh (LAD) ont été vendus aux 11 autres Distributeurs (privés et communaux), o 17'688 GWh ont été vendus directement aux clients de l'ONEE-BE : + 14'101 GWh (VOD) en électricité de moyenne et basse tension (MT-BT), + 3'557 GWh (VOHT) en électricité de très haute et haute tension (THT-HT), o 1'733 GWh (VLER) ont été livrés aux clients des producteurs indépendants (IPP) agissant dans le cadre de la Loi 13/09 sur les Energies Renouvelables (LER). La valeur entre parenthèses est calculée avec un rendement estimé du réseau THT-HT de l'ONEE-BE car, si la production des IPP est connue (constituant elle-même une partie de l'E.N.A.), l'électricité livrée à leurs clients dépend de ce rendement. Même si, ici, nous n'avons pas besoin des données non-chiffrées de la Figure 1, nous en profitons pour rappeler que l'énergie électrique livrée par la Direction du Transport à la celle de la Distribution de l'ONEE-BE n'est jamais communiquée (LOD dans la Figure 1). Ainsi, en taisant un seul chiffre, l'ONEE-BE a trouvé le meilleur moyen de lancer un double « voile de pudeur » : * sur le vrai rendement du réseau de transport de l'ONEE-BE (sans doute entre 94 et 96%), * mais surtout sur le rendement de son réseau distribution (n'atteignant sans doute pas 86%). En fait la partie la moins performante alors que la quasi-totalité des 11 autres distributeurs se font une fierté de communiquer des 93% en moyenne avec des réseaux nettement moins étendus. La faible partie de l'électricité nette appelée qui n'entre pas dans le réseau ONEE-BE par la partie de très haute et haute tension (THT-HT) ne nuit pas significativement à la suite du raisonnement de cet article. Dans de telles conditions, on voit que la somme des quantités d'électricité sortant du réseau de l'ONEE-BE (en rouge dans la Figure 1) atteint 32'440 GWh pour l'année 2018 menant, suite à des pertes totales de 5'015 GWh, à un rendement de 86.6%. Evolution dans le temps de diverses données pilotant les flux d'électricité La Figure 2 montre l'évolution dans le temps de paramètres qui caractérisent ou influencent les flux d'électricité : * Le graphique de gauche représente l'évolution dans le temps des entrées et sorties du réseau de l'ONEE-BE (en TWh, soit 1 milliard de kWh) : o La courbe en vert (identique à l'ENA en vert de la Figure 1) représente l'évolution de l'énergie électrique nette appelée entrant dans le réseau de l'ONEE-BE. o La courbe en rouge (identique à la somme des quatre en rouge dans la Figure 1) représente l'évolution de la somme des ventes ou livraisons assurées par le réseau de l'ONEE-BE. La différence entre ces deux courbes donne les pertes du réseau et leur rapport donne son rendement. * Le graphique de droite représente, quant à lui, l'évolution dans le temps de deux paramètres qui, comme on le verra, s'influencent mutuellement : o La courbe en rouge représente l'évolution de l'énergie électrique (en TWh) vendue directement par l'ONEE-BE (identique à la somme des deux en rouge souligné dans la Figure 1). La courbe en bleu représente l'évolution de la taille du réseau électrique exploité par l'ONEE-BE (en km), somme totale des longueurs des réseaux de THT & HT (≥ 60kV), MT (15 et 20 kV et BT (220 V). Eléments liés à la longueur totale du réseau électrique de l'ONEE-BE En résumé très rapide, les pertes techniques d'un réseau électrique se composent : * de pertes régulières (dues à la longueur et à la section des câbles), * de pertes singulières (dues, ici, aux postes de transformation). Dans un réseau correctement dimensionné, les transformateurs (et leurs pertes) sont adaptés à la longueur du réseau électrique et les pertes techniques deviennent alors simplement proportionnelles à la longueur. La Figure 3 montre comment varient les ventes directes de l'ONEE-BE ainsi que les pertes de son réseau avec sa longueur : * Les ventes directes de l'ONEE-BE (en TWh) sont représentées par des losanges rouges dont la variation moyenne s'avère être une droite et est représentée dans la même couleur. * Les pertes du réseau de l'ONEE-BE sont représentées en marron : o Les pertes totales (différence entre les courbes verte et rouge du graphique de gauche de la Figure 2) sont représentées par des ronds de couleur marron dont la variation moyenne est indiquée par la courbe en trait continu de même couleur. Les pertes techniques sont obtenues en retenant les premiers points des pertes totales qui se comportent comme une droite passant par l'origine et elles sont représentées par la droite en pointillés. La Figure 3 appelle les commentaires suivants : * Les ventes directes de l'ONEE-BE ont augmenté de façon directement proportionnelle à la longueur totale du réseau électrique, d'ailleurs la droite moyenne passe même par l'origine du graphique. * A un certain stade de l'avancée du réseau électrique, les pertes totales ont commencé à s'écarter d'un comportement linéaire. La différence entre la courbe marron des pertes totales et la droite en pointillés des pertes techniques ne saurait être mieux désignée par un autre vocable que celui de « pertes non-techniques », emprunté aux gens du métier (les nôtres ne l'évoquant qu'en « mode Off », en tous cas jamais dans les documents publics). Dans la Figure 4, la courbe en rouge représente l'évolution dans le temps des ces pertes « non-techniques » où elles sont comparées à la production d'électricité éolienne et solaire du pays. Nous avons choisi de ne représenter que les productions de l'éolien et du solaire car : * Leur développement est synchrone avec l'électrification et l'abonnement des clients en zone PERG. * Leur variation dans le temps n'est pas erratique comme celle de l'hydroélectricité. * Ce sont des composantes qui sont supposées faire briller la politique énergétique du pays. Comment commenter un tel constat ? Les pertes techniques nécessiteraient un diagnostic à part. Même s'il est sans doute possible de les réduire quelque peu, elles sont, hélas, une fatalité de l'extension de réseau dans un pays où l'habitat rural est très dispersé. Quant aux « pertes non-techniques », elles révèlent des défauts de gestion qui peuvent et doivent être éradiquées au dire même de spécialistes[i]. Or, il semble que les pertes « non-techniques » dans le réseau de l'ONEE-BEE avaient : * avant même l'ouverture de la Centrale Solaire de Ouarzazate, déjà absorbé la quasi-totalité de la production d'électricité éolienne du Maroc en 2012; * déjà complètement englouti plus que toute la production d'électricité solaire du Maroc ! Evidemment, les « pertes non-techniques » ne sont pas prélevées sur les seules centrales à énergie renouvelables mais une partie de la production de toutes les centrales y contribue. Bien entendu, et quoique leur valeur augmente, on ne peut pas encore parler de « dérapage » puisque, pour l'instant, les « pertes non-techniques » ne représenteraient que 2.5 à 3% de l'électricité du pays. Mais justement, cet article évite les valeurs relatives (pourcentage de pertes ou de rendement) car, face à cette énergie non-facturée de 1'000 GWh, on a un manque à gagner annuel entre 0.5 et un milliard de DH ! Si ces montants venaient à se confirmer, ils ne seraient plus compatibles avec le « voile de pudeur » qui est lancé sur cette affaire de pertes « non-techniques ». A défaut de communication, officielle ou officieuse, sur ce sujet, on est bien obligé, pour susciter d'éventuelles réactions et débats, de livrer les bruits de couloir qui circulent sur cette affaire, sans vraiment les hiérarchiser : * On « achèterait la paix sociale » avec l'électricité, sans vraiment s'en cacher semble-t-il. o En donnant des années d'électricité gratuite aux familles déplacées. o En fermant les yeux sur des branchements sauvages dans des quartiers réputés « difficiles ». Si l'ONEE est certes assujetti à pratiquer son métier de distributeur d'électricité avec responsabilité sociale, a-t-il vraiment vocation à payer pour ces « cas sociaux » ? – Si oui, pourquoi n'en trouve-t-on pas trace dans les bilans énergétiques de l'ONEE et sinon pourquoi l'a-t-on plongé là-dedans et comment l'en sortir ? * On « achèterait des voix » avec l'électricité en ordonnant des « branchements sans vente » de quartiers et villages entiers, quand cela doit faciliter une élection. Si ceci s'avérait vrai, il ne faudrait pas du tout que ceux-ci soient mélangés aux précédents et que les choses rentrent dans le droit chemin. * On ferait croire que des « instructions » prescrivent de prélever l'électricité de certains compteurs, mais il est beaucoup plus probable que ces fausses « instructions » seraient plutôt utilisées à mauvais escient. * On imagine bien qu'une telle gabegie pourrait aussi ouvrir la porte à faire les choux gras de certains clients et agents qui trouveraient des terrains d'intérêts « convergents » au détriment de l'ONEE. Bref, la pagaille ! Alors que le contrôle de gestion, quoique complexe, est parfaitement possible à condition d'en avoir la volonté et d'y affecter et les ressources humaines nécessaires. Il semblerait que les ressources matérielles pour connaître les « points noirs » soient là... Autre chose, selon les données de cet article et les résultats, certes très macroscopiques qui en ont été tirés, les « pertes non-techniques » n'ont explosé qu'après 2011. Pourquoi 2011 ? * Faut-il y voir une coïncidence avec le calendrier de l'extension du réseau électrique, avec le calendrier politique du pays ou avec les deux ? * Y a-t-il une erreur dans cette date et où ? Autant de questions que, j'espère, le futur ne laissera pas sans réponse. Il est tout à fait compréhensible qu'un tel article sur ces « pertes non-techniques » puisse paraître « insolent, alarmiste, prétentieux et sans nuance » à certains égards, mais l'absence de communication publique ne plaide ni pour la compréhension, ni pour les circonstances atténuantes. Par ailleurs, avec ce 0.5 à 1 milliard de Dh annuel en poche depuis 9 ans, l'ONEE, en plus d'être un fleuron de nos Etablissements et Entreprises Publics (EEP), aurait pu être une institution financièrement saine qui aurait eu les moyens de ses ambitions sans devoir appeler les subsides de l'Etat pour faire ses investissements ou pour honorer ses créances à l'égard des entreprises qu'elle contracte. A priori, les contribuables ne sont pas supposés payer pour ces « pertes non-techniques » dont la non-maîtrise n'est encore que très furtivement évoquée dans quelques documents internationaux. Qui sait, peut-être même aurait-on pu limiter l'augmentation graduelle des prix de l'électricité qui a été faite entre 2014 et 2018 ? Enfin, ne serait-il pas temps de prendre le taureau par les cornes pour « maîtriser l'envergure » du PERG en s'attaquant sérieusement à ces « pertes non-techniques », qu'on dise ce qui se fait et qu'on fasse ce qu'on aura dit ? Comme souvent, le silence n'est pas une solution. Par Amine Bennouna, Professeur à l'Université Cadi Ayyad, Marrakech Références [1] Office National de l'Electricité et l'Eau Potable, "Rapports Annuels", Différentes années, http://www.one.ma/ [1] Office National de l'Electricité et l'Eau Potable, "Brochures de chiffres-clés",Différentes années, http://www.one.ma/ [1] A. Adnane, "Les mécanismes de réduction des pertes techniques et commerciales.", Troisième Conférence Générale du COMELEC (Commission Technique), 14-15 Novembre 2006, Hôtel Aurassi, Alger, Algérie, https://www.comelec-on.org/media/file/379/mecanismes_de_reduction_des_pertes_techniques_et_commerciales_a_adnane_5b59cbc760c1f6.05506161.pdf [1] Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) , "Document d'évaluation du projet concernant une proposition de prêt - Rapport n° : PAD1026", 3 Avril 2015, http://documents.worldbank.org/curated/en/329541468187755520/pdf/PAD1026-FRENCH-PUBLIC-Final-French-PAD-Clean-and-Efficient-Energy-Project-3-avril-2015.pdf