L'équipement de production électrique du Maroc à l'horizon 2030 est contraint par un chiffre : « l'objectif de 52%« , annoncé à Paris en 2015 dans le Discours de Sa Majesté Le Roi adressé à la COP 21. Or, lorsqu'on décortique comment cet objectif est décomposé aujourd'hui, force est de constater que les chiffres communiqués sont un peu cacophoniques, même s'ils paraissent harmonieux à prime abord. Tentative de décryptage... * « Objectif de 52% » : quelques clarifications ► D'abord qu'est-ce que « l'objectif de 52% » ? – En 2030, il faudra que la puissance des centrales électriques utilisant des sources d'énergie renouvelables atteigne 52% du total des capacités de production électrique. Figure 1 L'objectif de 52% en capacités renouvelables dans le parc de production d'électricité en 2030 La centrale nucléaire et celle à base de schistes bitumineux, qui figuraient dans les détails de la stratégie énergétique version 2008, ont disparu des prévisions les plus récentes. ► Oui, mais que sera, en 2030, ce total des capacités de production électrique? – Le total des capacités électriques dépend du mix électrique avec lequel on souhaite satisfaire la demande à la pointe annuelle de puissance électrique (en MW, million de Watt). Comme montré dans la Figure 2, cette pointe annuelle est liée à la consommation annuelle d'électricité (en TWh annuels, ou milliard de kWh). Figure 2 Dépendance de la pointe de demande électrique à l'égard de l'électricité nette appelée ► Soit, alors que serait cette consommation annuelle d'énergie électrique en 2030 ? Représentée par l'électricité nette appelée (E.N.A., en GWh, million de kWh), la consommation annuelle d'énergie électrique du Maroc dépend : * fortement du Produit Intérieur Brut, * très faiblement d'autres phénomènes conjoncturels, tels que la météorologie. Le dépendance à l'égard du PIB constant peut être exprimée par des modèles dont deux sont montrés dans la Figure 3 (B en trait bleu et H en trait rouge). Figure 3 Variation de l'E.N.A. réelle et modélisée (H et B) avec le P.I.B. Entre 1977 et 2017, les barres d'erreur de la Figure 4 montrent que les valeurs réelles sont toujours simulées à mieux que 4% pour les deux modèles B (en trait bleu) et H (en trait rouge), leur facteur de corrélation étant de 99,97% pour B et de 99,80% pour H. Figure 4 Deux modèles d'estimation de l'E.N.A. (H et B) à partir du PIB comparés aux valeurs réelles Le modèle bas (B) serait imperceptiblement meilleur que le modèle prospective plus haut (H), mais nous nous référerons au modèle haut dans la fin de cet article. ► En bref, une prévision de PIB constant suffirait-elle à prévoir le reste ? – Oui, au moins dans un Maroc dont les revenus évolueraient en mode « business-as-usual », représenté par le graphique de gauche de la Figure 5. Figure 5 Historique et prospective : PIB en Dh constant (gauche) et électricité nette appelée (droite) Figure 5 Historique et prospective : PIB en Dh constant (gauche) et électricité nette appelée (droite) Ainsi donc, si le PIB constant venait à évoluer comme dans le graphe de gauche de la Figure 5, les modèles H et B donneraient les projections montrées dans le graphe de droite. * 2030 : obsolescence des prévisions réalisées en 2008 La Figure 6 permet de faire une confrontation visuelle entre les projections du scénario H proposé aujourd'hui et les deux scénarios envisagés pour la préparation de la stratégie énergétique, version 2008. Figure 6 Comparaison des projections de 2008 à celles d'aujourd'hui Cette Figure 6 montre comment les prévisions faites dans le cadre de la stratégie énergétique de 2008, sont devenues complètement obsolètes tant elles surestiment la réalité depuis 2013 en terminant à 95'000 GWh en 2030 pour le « cas de base » (en bleu) au lieu de 68'800, soit 28% de moins, pour le modèle H (en vert) ou 54'200 pour le modèle B, soit 43% de moins. Le modèle « disruptif », terminant à 133'000 GWh en 2030 ne nécessite pas de commentaire. La future consommation annuelle d'énergie électrique étant estimée à partir du PIB (graphe de droite de la Figure 5), la corrélation de la Figure 2 donne les futures pointes annuelles de demande électrique et on peut enfin décider des capacités totales à mettre en œuvre en 2030... mais encore faut-il les répartir de façon pertinente ! * 2030 : obsolescence des détails communiqués sur la stratégie énergétique Le graphique de gauche de la Figure 7 montre ce qu'il est maintenant officiellement appelé « la transition énergétique accélérée« . La segmentation en puissance du graphique de droite de cette même Figure 7 est calculée sur la base de pourcentages (graphe de gauche) et capacités globales encore communiqués par des officiels du Ministère de tutelle[i]. Figure 7 L'accélération de la transition énergétique du Maroc telle qu'imaginée par le Ministère de l'Energie, des Mines et du Développement Durable Or, force est de constater : * que la puissance des centrales thermiques à mettre en œuvre dépasse à elle seule, de 1'802 MW, la pointe annuelle prévue par le modèle H en 2030, et même dès 2020 (de 1'918 MW) pour laquelle l'erreur d'estimation est minime, * que, la pointe annuelle prévue par le modèle H reste inférieure même à la puissance des centrales thermiques sans même celles au fuel et au gasoil, * que, dans les variantes de la segmentation 2030 qui circulent, on continue encore à trouver 20% éolien, 20% solaire et 12% hydraulique qui est une répartition arbitraire, * que les chiffres réels de 2015 indiquent que les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) sont intégrées dans l'hydraulique renouvelable ; or, les STEP doivent en être isolées puisqu'elles ne sont « renouvelables » que si elles sont chargées avec de l'eau pompée par une source renouvelable, ce qui n'était pas le cas en 2015, * qu'on laisse glisser des « coquilles » : en l'espace de 10 ans [2020, 2030], on va installer puis démanteler près de 1'400 MW de centrales thermiques au charbon (6'378 MW en 2020 à 4'960 MW en 2030) ! Nous pensons que ces erreurs, essentiellement causées par l'obsolescence des estimations de 2008 exigent une Stratégie Energétique Version 2.0 et, pourquoi pas, considérer l'ébauche qui suit. * 2030 : ébauche de Stratégie Energétique Version 2.0 La Figure 8 montre une possible transition énergétique version 2.0 pour le Maroc. Cette fois-ci, ce sont les pourcentages du graphe de gauche qui ont été calculés en fonction de la segmentation en puissance du graphique de droite. Figure 8 Une transition énergétique alternative possible pour le Maroc Figure 8 Une transition énergétique alternative possible pour le Maroc Précisons que la planification des puissances du graphique de gauche a été exclusivement établie à partir de projets de centrales individuellement identifiés et officiellement communiqués. Cette planification a été faite sur la base des contraintes suivantes : * plus de centrales électriques au charbon après celle de Safi (1'686 MW en 2018), * introduction, au fur et à mesure des besoins: o de 3 centrales à cycle combiné au gaz naturel (CCGN) prévues dans le plan gazier du Maroc[i] : nouvelle à Jorf Lasfar (1'200 MW) et substitution de fuel à Mohammedia (par 450 MW de CCGN) et à Kenitra (par 450 MW de CCGN), o des 3 grandes STEP identifiées : Abdelmoumen (350 MW), Ifahsa (300 MW) et Menzel 2 (300 MW)iii, o de 12 centrales hydroélectriques privées autorisées cumulant 196 MW[ii], o de 14 parcs éoliens : les 6 du PMIEE (1080 MW) et les 8 autres de Taza (150 MW), de Koudia Al Baïda (320 MW), de JHBK (135 MW), de Oualidia (35MW), d'Aftissat (201 MW) et de Dakhla (36 MW)iii, o de fermes solaires NOOR (3'075 MW de MASEN), Tafilalet (3 fermes), Atlas (8 fermes) et Argana (3 fermes) cumulant 440 MW de l'ONEE-BEiii, o d'installations solaires connectées aux réseaux BT et MT pour 1'054 MW. Cette « Stratégie Energétique Version 2.0 » n'est qu'à 45,8% de renouvelables en 2030 mais à 53,3% lorsque l'on y intègre les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP). la Figure 9 est là pour vérifier la viabilité de cette proposition. Figure 9 Une transition énergétique alternative possible pour le Maroc Figure 9 Une transition énergétique alternative possible pour le Maroc Finalement, la proposition semble « tenir la route », au moins des points de vue suivants : * le graphique de gauche montre que jusqu'à 2030, la pointe annuelle du modèle H ne devrait plus dépasser le cumul des puissances des centrales thermiques et STEP, * le graphique de droite montre qu'il ne sera plus indispensable de faire appel à l'importation d'électricité pour satisfaire les besoins du Maroc, même si elle devait continuer pour des raisons commerciales ou conjoncturelles ; à l'inverse, le Maroc devra exporter les légers excédents d'électricité produite à partir de 2019. La Figure 9 montre l'évolution du potentiel d'énergie électrique « verte » exportable et de son cumul. Figure 9 Potentiel d'électricité verte exportable au départ du Maroc Entre 0,50 et 1,00 Dh par kWh (selon les heures et les saisons), ceci pourrait représenter un chiffre d'affaires entre 27 et 54 milliards de Dh sur une dizaine d'années... et en devises. * Pourquoi communiquer des chiffres 2030 obsolètes et surestimés ? Les consignes de Sa Majesté sont claires : au moins 52% des capacités en énergies renouvelables en 2030. En gardant des prévisions élevées, on pourra abandonner ou se permettre (encore une fois !) de prendre du retard à la mise en œuvre des centrales fossiles en atteignant plus facilement l'objectif de 52% de renouvelables. Quoi de plus confortable dans une période où la reddition de compte est en vogue ! * Probables conséquences du maintien de ces chiffres obsolètes surestimés. Dans les circonstances actuelles, la seule conséquence qui vienne à l'esprit relève de la « langue de bois » qui va en résulter, plus tard, en termes de communication. Je ne dirais pas qu'il vaut mieux s'abstenir que de mal communiquer mais on pourrait au moins faire l'effort de communiquer des chiffres prévisionnels corrigés en vertu des données les plus récentes. Il m'est difficile de clore ce « dazibao » sans rappeler que, depuis Avril 2014, le Ministère de l'Energie continue à priver les médias de la publication web des chiffres clés mensuels. * [1] « L'Economiste » N°5259 du 25 Avril (2018) * [1] « Energie et Stratégie » N°50 du 3e trimestre (2018) * [1] Zohra ETTAIK, « Energies renouvelables au Maroc« , Diaporama de présentation (2014) Par Amine Bennouna, Professeur à l'Université Cadi Ayyad, Marrakech