En l'espace de six mois, au moins trois affaires de détournements de fonds de plusieurs millions de DH par des notaires ont éclaté au grand jour, laissant la place à plusieurs interrogations au sujet de la profession de notariat. Ces affaires ont-elles un lien avec la date fatidique du 25 juillet à partir de laquelle tous les fonds remis par les clients à leurs notaires devront définitivement basculer chez la CDG ? La confiance longtemps accordée aux notaires ne risque-t-elle pas de s'envoler ? Immersion au sein d'une profession qui est touchée. Dossier réalisé par Adama Sylla Vendredi 2 juin 2015, au siège du Conseil régional des notaires de Casablanca. Il est 11 heures, une quinzaine de jeunes notaires qui attendent leur nomination trient des centaines de dossiers. Acculé par cette montagne de dossiers, le Conseil était obligé de faire appel à ces jeunes, en attente de leur affectation pour traiter ces correspondances de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG). Rien qu'en 2014, la CDG attitrée comme tiers de confiance depuis l'entrée en vigueur de la Loi sur le notariat en novembre 2012, a adressé 3 000 avis au Conseil. « Il s'agit de correspondances dont a parlé récemment le procureur général du Roi. Elles concernent des erreurs sur le renseignement du fameux reçu obligatoire qui a été imposé par la nouvelle loi. Sur ce reçu, il y a le nom du bénéficiaire, la référence de l'affaire, le N° de CIN, le registre de commerce s'il s'agit d'une société ou l'identifiant fiscal le cas échéant. Dès qu'il y a une erreur sur ces renseignements, la CDG, en vertu de la loi, adresse un avis à la Chambre régionale, au Procureur général, à la Trésorerie générale du Royaume, à la direction des impôts », précise Me Abdellatif Yagou, président du Conseil régional des notaires de Casablanca. Résultat : comme à la poste, le Conseil classe les avis par nom de notaire, par nature de la réclamation, avant de les envoyer aux notaires concernés qui sont sommés de répondre et d'envoyer les justifications de leurs erreurs. Par la suite, le Conseil dresse pour chaque dossier un rapport au Procureur général du Roi. Invité ce 10 juin à une réunion d'urgence suite aux récentes affaires impliquant des études notariales à Casablanca et à Rabat, le parquet de Casablanca a affirmé avoir également reçu 87 plaintes contre des notaires et 3.000 correspondances de la part de la CDG. Le lendemain, le procureur général du Roi, Hassan Mattar, a rencontré les représentants du Conseil régional pour examiner les requêtes des plaignants. « Il ressort de cette réunion, que nous travaillons en étroite collaboration avec le Procureur général. Il nous envoie les plaintes qu'il reçoit pour avis. Nous lui transmettons également celles que nous recevons au niveau du Conseil avec les rapports qui vont avec », souligne le président du Conseil régional des notaires de Casablanca. Au-delà, le Conseil essaie parallèlement de jouer un rôle de médiateur à travers sa commission de réconciliation quand il s'agit d'une plainte simple. Encore faudrait-il que cela aboutisse et amène les deux parties à se désister. Quant aux autres plaintes, elles sont traitées au cas par cas par le Conseil. Ainsi, quand il s'agit d'un problème de fonds, il dépêche une inspection. Si cela s'avère vrai, il est demandé au notaire d'y remédier et de s'excuser auprès du client. En revanche, s'il y a malversation, le Conseil est obligé de faire l'inspection avec le Procureur qui fera ensuite le nécessaire. Selon le parquet, « beaucoup de plaintes reçues par le passé se sont avérées infondées. Ce qui ne dédouane pas aujourd'hui la profession. En effet, la corporation a vécu récemment des événements désastreux : détournements de fonds des clients, fuite de certains notaires. En l'espace de six mois, trois affaires du genre ont secoué la profession, laissant place à plusieurs interrogations au sujet de la profession de notariat et ce, à moins de cinq semaines de la fin de la période de grâce, le 25 juillet prochain, jour à partir duquel tous les fonds remis par les clients à leurs notaires devront définitivement basculer chez la CDG. Le casse-tête du nouveau mécanisme financier Plus cette date fatidique approche, plus elle suscite des craintes chez les notaires. Il faut dire que cette disposition introduit la sécurité juridique des transactions immobilière et le reporting immédiat sur le dénouement des opérations. En pratique, le notaire sera tenu de déposer l'argent correspondant aux transactions, opération par opération, sur un compte auprès de la CDG. A côté de ce compte principal obligatoire, il aura également des sous-comptes pour chaque opération. Globalement, les fonds concernés par l'application de cette nouvelle législation ne sont pas évalués. Les prévisions tablent sur des milliards de DH. Selon une source proche de la CDG, le montant dépendra de la conjoncture du secteur immobilier. En tout cas, le mécanisme mis en place, semble verrouillé. Il vise également à lutter contre certaines manœuvres frauduleuses de notaires ripoux qui ont détourné les fonds de leurs clients au cours de ces dernières années. Dans ce nouveau dispositif, le ministère de la Justice est une pièce maîtresse. En effet, le Procureur du Roi joue un rôle décisif dans la mesure où il est associé au processus de contrôle. Ainsi, les transactions immobilières, par exemple, sont répertoriées opération par opération, avec les noms du notaire, de l'acquéreur et du vendeur. Si la CDG constate une anomalie, elle alerte le procureur du Roi et le Conseil régional des notaires. Une enquête est diligentée pour découvrir si l'anomalie est justifiée. Par exemple, lorsqu'une autre personne que le vendeur empoche l'argent de la transaction, dans ce cas, l'opération de vérification de la justice devra déterminer les causes et voir s'il y a une procuration ou un autre document justifiant le changement de destinataire du produit de la vente. Dans le cas contraire, le dossier est transmis au parquet. Il est incontestable que ce nouveau mécanisme de contrôle introduit la transparence dans un milieu resté opaque, de temps à autre secoué par des scandales. « Les affaires de détournement qui ont surgi ces dernières semaines, sont le fait de l'application de cette disposition, car il y a des notaires qui n'appliquaient pas scrupuleusement la loi. En effet, avec la mise en place du nouveau système de la CDG, il y a une identification des fonds par personne. À ce moment-là, les choses sont devenues claires, s'il y a des trous dans les comptes ils seront bien visibles. Autrement dit, si l'ancienne loi permettait aux notaires de disposer d'un certain fonds de roulement et de pouvoir boucher éventuellement les trous, la nouvelle loi, en revanche, qui impose l'identification de chaque client, écarte cette possibilité », explique le président du Conseil régional des notaires de Casablanca. Des effets collatéraux Cette situation a été accentuée par la crise que connait actuellement le secteur de l'immobilier qui, par ricochet, génère actuellement moins de transactions et donc moins d'affaires pour les notaires. A noter, que plus de 60 % de l'activité des notaires concerne l'immobilier. Et ce n'est pas tout. En effet, depuis les années 1990, la profession a commencé à s'agrandir avec de nouveau arrivants dans le métier. C'est ainsi que dans les années 2000 et surtout à partir des années 2008-2009, la profession a connu une explosion avec le boom de l'immobilier de l'époque : le nombre de notaires est passé de 200 à 1 619 aujourd'hui, soit une progression de plus de 959 % sans compter ceux qui sont dans le starting block, à savoir ceux qui attendent encore leur affectation, et les 400 à 500 notaires qui sont toujours en instance de passer l'examen professionnel. En effet, la loi 32-09 qui a abrogé le Dahir du 4 mai 1925, a donné à travers son article 128, la possibilité aux stagiaires de passer l'examen professionnel pour devenir notaire. Elle a donc ouvert une passerelle entre le Dahir de 1925 et la loi 32-09 qui est entrée en vigueur en novembre 2012. Quoi qu'il en soit, le nouveau mécanisme financier ne semble pas encore être bien installé dans la pratique des notaires. Certains notaires rencontrés dans le cadre de ce dossier, prédisent qu'il y aura d'autres affaires. « Les faits sont là actuellement. Ce qui se passe aujourd'hui, est une phase transitoire qui n'est pas sans casse, car on met fin à un système pour donner naissance à un nouveau. Ce n'est pas parce que les notaires ne veulent pas appliquer la loi. D'ailleurs, après l'adoption du décret, nous avons alerté le ministère de la Justice de la nécessité d'un accompagnement », précise Me Abdellatif Yagou. Il faut souligner que le Conseil régional des notaires de Casablanca est catégorique. Après avoir réitéré sa position récemment lors de sa rencontre avec le Procureur général du Roi et regretté les dérives, il a lancé un appel à tous les notaires d'appliquer la loi et de veiller à la date fatidique. En attendant cette échéance, il a essayé de prendre les devants en lançant depuis 2013, une opération de contrôle menée par une commission de contrôleurs, composée de 10 notaires et présidée par son président et par un intérimaire. En collaboration avec le Procureur général du Roi, il a parallèlement entamé depuis l'année dernière, une autre opération de contrôle. Il s'en est suivi une autre en 2014, qu'il a initiée et qui a touché 150 notaires sur les 473 que compte la région de Casablanca. Pour ce faire, le Conseil a ainsi mis en place un cahier des charges à travers lequel chaque inspecteur est obligé de vérifier les critères. Ces derniers, ont été diffusés au préalable auprès de tous les notaires pour qu'il y ait plus de transparence. Cette campagne s'est achevée en février dernier et une nouvelle a repris il y a un mois, selon le Conseil qui a déjà informé tous les notaires. Par rapport à la première campagne qui avait pour objectif de sensibiliser les notaires, cette nouvelle opération est plus large et porte sur le fonctionnement des études, ainsi que la vérification des comptes. Le Conseil a voulu attendre que la date fatidique du 25 juillet se rapproche pour mieux jauger la situation. « Nous regrettons ces dérives. Notre rôle est de dénoncer les malfrats. Notre corps ne peut pas admettre qu'il y ait certains qui n'appliquent pas la loi et qui peuvent porter préjudice à notre profession et aux citoyens », martèle Me Yagou. Pourtant, les notaires ne sont pas les auxiliaires de justice les plus poursuivis en justice. Les avocats dominent le classement 2014, avec 56 poursuites. Presque le même constat pour les poursuites disciplinaires: 57 pour les avocats contre 19 pour les notaires. Aujourd'hui, nombreux sont les notaires, qui estiment, qu'en dépit des dérives, leur profession n'est pas touchée. Elle est seulement en train de traverser une phase qui laissera la place aux bons notaires d'exercer. D'ailleurs, le Procureur général du Roi de Casablanca, et le président du Conseil régional des notaires, n'ont pas manqué l'occasion lors de leur réunion du 10 juin dernier, de rassurer l'opinion publique et les professionnels, après les récentes affaires impliquant des notaires.