Simon Lévy, un des dirigeants historiques du PPS et membre fondateur du courant «Lazilna Ala Attarik» décortique la situation politique du Maroc, notamment à la lumière des événements du 16 mai dernier. ALM : Que doit faire la gauche pour relever les défis de l'après 16 mai? Simon Lévy : Relever les défis suppose avant tout une prise de conscience de leur nature. De ce point de vue, «la gauche», le « mouvement national» et d'autres forces politiques accusent un retard variable. L'assassinat de Omar Benjelloun, la prise de contrôle des universités par les groupes intégristes, dans les années 1980 et 1990, le vaste développement de l'action islamiste de proximité dans les quartiers populaires, tout cela requerrait une analyse sereine. Elle n'a pas été menée en son temps, malgré l'horreur qui se développait à nos frontières, en Algérie; malgré aussi les attentats sanglants d'Atlas Asni, le mitraillage du cimetière juif de Casablanca en 1995 (déjà !). Y'a-t-il eu des réactions ? A l'époque, les plus lucides demandèrent une «ligne rouge» entre la tradition marocaine d'un Islam ouvert, profond et tolérant d'une part, et l'intégrisme réducteur, rejetant «l'autre», en faisant un «impie». On avait cru en voir une ébauche lors de l'affrontement entre l'USFP et les islamistes à la Faculté de Casablanca. Amaoui proclamait alors en substance : «vous et nous sommes dans des camps irréductiblement opposés». Depuis, on a vu des grèves où la CDT fréquente le Syndicat du PJD… Il faut y voir clair dans les visées intégristes : c'est de prise de pouvoir qu'il s'agit. Selon les tendances, cela passe par les urnes ou par la violence, à court terme, dans les quartiers déshérités, ou à long terme, en utilisant la voie des élections successives. L'objectif reste une société soumise à la férule des groupes intégristes et à leurs idéologues du type Zemzmi ou Fizazi. Leurs textes sont là, ils ont pu les distiller dans les mosquées, officielles ou pas, dans la presse (Al Asr et At-tajdid, mais aussi de façon plus insidieuse Al Ousboue et même par «accident», dans certains journaux «respectables»), l'Université et les salles de classes, l'action des partis reconnus ( PJD) ou tolérés. Mais personne ne s'attendait à la violence du 16 mai ? La «surprise» du 16 mai n'a surpris que ceux qui ne voulaient pas voir, qui croyaient pouvoir manipuler les islamistes contre la gauche, et au sein de la gauche, ceux qui rêvaient d'alliance avec ce courant ( voir discussion préalable au VIème congrès de l'USFP qui a rejeté cette option). Hélas, nous voyons refleurir cette illusion dans la préparation des élections municipales à Casablanca, et cela parmi le courant vainqueur du VIè Congrès ! Comment voulez-vous que la gauche se mobilise si elle se trompe de combat ? Quant au PPS, c'est à une véritable autocritique qu'il est convié. Après avoir dénoncé l'intégrisme, dans sa presse, jusqu'en 1993, en gros, il a abandonné ce front de lutte, alors qu'il pouvait légitimement tirer profit du Plan d'intégration de la femme au développement. Il a tout gâché en signant avec le PJD un document reconnaissant la «référence islamique» commune (9 mars 2000). Depuis, Ismaïl Alaoui n'a raté aucune occasion de plaider pour un parti islamiste démocratique et civilisé s'inspirant de la Démocratie chrétienne européenne. Comme si le but des intégristes était simplement de siéger au Parlement ! comme si les situations étaient comparables… Depuis le 16 mai, le BP du PPS ne cesse de répéter «les Marocains sont tous des musulmans», comme si la réalité - et la loi marocaine - n'était pas le pluralisme ! Et l'on en arrive à la honte de voir Al bayane garder le silence lorsque l'un de ses pionniers, ex-dirigeant du parti, se voit faire l'objet d'une pseudo fetwa du Ousboue ! Un véritable appel au meurtre contre ce «juif» qui aurait osé «déformer» le Coran! En fait, il s'agissait d'une menace sensée clouer le bec à ce militant juif qui osait accomplir son devoir de citoyen marocain. Que faut-il faire pour sortir de cette léthargie ? Le dernier discours du Trône est venu clarifier la position de l'Etat par l'annonce d'une prochaine loi sur les partis politiques qui interdirait « la constitution de partis ou de formations sur des bases religieuse, ethnique, linguistique ou régionaliste». Et le S.G. du PPS de renchérir :» Nous avions toujours aspiré à (…) une loi qui ne permettrait à aucune formation de s'octroyer une quelconque référence religieuse, ethnique ou autre». Cela était écrit dans votre journal n°440 du 1er au 3 août 2003. n'est-ce pas là un miracle de langue de bois ? Le PPS- et les autres partis de gauche - ne doivent-ils pas s'engager dans la seule voie imposée par le 16 mai, celle de l'autocritique, y compris par la tenue d'un Congrès extraordinaire? Que doivent faire les partis démocratiques pour rendre leur action crédible ? Une des tâches primordiales des partis de progrès est la lutte des idées, l'action idéologique. Il est vrai que l'effondrement du communisme soviétique et l'échec relatif du nationalisme arabe ont laissé la gauche dans le flou. Un flou que la référence religieuse ne saurait combler. Les religions ont tout à gagner à ne pas tremper dans les sauces politiciennes. Mais il y a des idées à discuter pour dessiner «un projet de société» comme on dit… La gauche a des valeurs sociales d'humanisme, de respect de l'autre, de solidarité humaine. La gauche est aussi porteuse du concept de Nation. Héritière de la lutte pour l'indépendance, actrice du combat démocratique durant quarante ans, animatrice dès les années 1960 de l'action pour l'unité territoriale au Sahara, elle place son action populaire au niveau des frontières nationales chèrement acquises, par un peuple marocain varié dans ses composantes. Patriote, la gauche défendra l'intégrité territoriale au Sahara, dans l'ouverture certes, mais aussi avec l'intransigeance du devoir de mémoire envers tous les martyrs de la cause nationale. Que faire pour être à la hauteur des attentes des citoyens ? La gauche doit savoir ce qu'elle veut : Construire un Maroc démocratique, économiquement et socialement développé. C'est notre vieux concept de Démocratie nationale que nous avons développé au PCM et au PPS. Cela ne peut se faire sans savoir qui en sont les adversaires . Cela nécessite une action et une mobilisation de masse, des travailleurs, des couches populaires, des intellectuels engagés. Cela veut dire pousser dans la voie démocratique pour renforcer l'Etat de droit et l'Etat fort, mais démocratique, capable de se protéger avec le soutien de larges masses populaires. Car, il ne faut pas se leurrer : depuis le 16 mai, ceux qui menacent nos libertés durement acquises sont démasqués. Mais le danger est toujours présent ? Ils peuvent faire «profil bas», voire se taire pour un temps. Mais, ils ne renoncent pas. Il faut à tout prix éviter une situation de «lutte triangulaire» à l'algérienne, dans laquelle chaque pôle se bat contre les deux autres, depuis 11 ans. Ceux qui se complaisent dans la confusion sans préciser leur stratégie affaiblissent le camp démocratique. Ce camp souffre aussi d'une relative absence sur le terrain des luttes de quartiers. Là, le peuple souffre. La «démocratie locale» ne lui a souvent apporté que des corrompus ou des affairistes, acheteurs de voix. Là, il fallait que l'«alternance» apporte quelque chose de concret. Là, il fallait que le peuple participe aux solutions de gauche. Mais, l'alternance n'a pas tenu ses promesses, malgré toute l'honnêteté de ses hommes, malgré les progrès «techniques» réalisés. L'alternance n'a pas été ce gouvernement qui s'appuie sur le peuple pour résoudre les problèmes du peuple. Elle a été minée et défaite par son propre ministre des Habous, appuyé sur tout ce que le Maroc compte de rétrograde. Il est vrai que les partis de la Koutla ont versé aussi dans deux travers : la désunion souvent sur des questions de fauteuils et la facilité qui consiste à faire plus confiance au nomadisme parlementaire – organisé ou non par tel ministre de l'Intérieur - et à la distribution des tezkia, des investitures à des candidats étrangers à la gauche mais pourvus de moyens financiers. La gauche est militante et idéologiquement formée ou elle n'est rien. La gauche doit être unie et capable d'accepter le débat sans exclusion ni scission. La gauche d'aujourd'hui, a besoin d'un grand parti capable d'organiser, en son sein et au dehors, le débat d'idées, y compris entre courant divergents. La gauche doit aborder, enfin, son rapport au mouvement syndical. Elle doit aller aux urnes, unie et mobilisée. Aura-t-elle le temps de le faire d'ici le 12 septembre ? Dans la canicule ? Avec tant d'appétits carriéristes ? en tout cas, il est temps pour elle , et pour le pays, de s'y mettre , résolument.