Simon Lévy est Juif marocain. C'est un progressiste issu du mouvement nationaliste. Fier de sa marocanité et attaché à ses principes, il s'élève contre le discours extrémiste et déplore la faiblesse de la gauche marocaine. ALM : En tant que Jjuif marocain progressiste, comment vous vivez la situation actuelle ? Simon Lévy : Cela fait des années déjà que nous lisons, dans la presse intégriste marocaine, l'annonce de cette haine. La violence traduit les mots en actes. Il n'y a que ceux qui ne voulaient pas la lire qui ne l'ont pas lue. Personnellement, je l'ai dénoncée assez souvent. Quand en 1994, ils sont venus m'interdire la Faculté d'Aïn Chock, toute la presse marocaine l'a dénoncé puis elle s'est tue de nouveau –à part quelques exceptions. Certains se taisent parce qu'ils pensent qu'ils peuvent encore utiliser les islamistes. Ils pensent qu'ils peuvent s'allier à eux. C'est une faiblesse idéologique fatale dans le monde politique marocain. Mais, franchement où est-ce qu'on a vu que des éléments qui se disent de gauche ou nationalistes puissent s'allier avec des forces qui rêvent d'instaurer une théocratie médiévale? Évidemment, on ferme les yeux sur ce côté. Nous avons lu et relu: « Oh Dieu fait moi la grâce de haïr les juifs » dans l'un des deux journaux du parti islamiste dit modéré. Est-ce que c'est cela la modération ? Pourquoi ces articles n'ont pas été sanctionnés en leur temps? Des cadres de la gauche ont été aussi visés. Les dirigeants de l'USFP ont été privés à un moment donné de prendre la parole à l'intérieur d'une faculté. Oui, le syndicaliste Amaoui s'adressant aux intégristes venus massivement pour l'empêcher de prendre la parole, leur a dit à l'époque, que leur chemin ne croiserait plus jamais le sien. Pourtant, la CDT, ces jours-ci, a fait grève avec l'UNTM (syndicat proche du PJD)… Bref, le vrai problème de la vie politique marocaine, consiste en l'absence de clarté idéologique. C'est vrai, que nous avons, nous militants de gauche, une très grave responsabilité. Car, depuis la chute du Mur de Berlin, les choses ne sont plus claires. Auparavant, nous versions dans le simplisme. Mais, maintenant c'est pire : on est passé du blanc et noir à un gris total. Or, dans le gris, plus personne ne reconnaît les amis des ennemis. Est-ce que vous êtes partisan de cette approche qui explique le terrorisme par le vide politique? Il y a un vide politique uniquement à gauche, là où il n'y avait pas de vide politique autrefois. Ce fut une réussite de certains d'avoir coupé et divisé les partis en petits morceaux. La soi disant «recomposition du paysage politique» ne pouvait aboutir qu'à cela. Le PPS a été scindé en deux morceaux identiques. Pourquoi faire ? Pour mieux défendre la classe ouvrière et les paysans ? Pour accomplir la «Révolution Nationale Démocratique» ? La réponse est claire. L'erreur de la gauche est de n'avoir pas su se protéger des intrigues de la droite et même d'y avoir, parfois, consenti… Est-ce que cela suffit pour expliquer la montée du fascisme ? Non, le vide politique ne suffit pas. Il explique l'absence de réactions. Il faut reconnaître que les partis politiques du Mouvement National ont abandonné le militantisme de terrain. Les partis politiques n'ont plus de cellules dans les quartiers. Ils ont renoncé au principe d'organisation à la base, en cellules ou autres, dans les quartiers, usines, écoles…, le résultat c'est qu'il n'y a plus d'organes de médiation, de contact avec le peuple, de réflexion à la base, de formation continue du militant. On ne s'occupe plus des gens sur le plan de leurs difficultés quotidiennes ; par contre les intégristes s'en occupent. Ils font de la charité. Certes, nous ne sommes pas obligé de faire de la charité, mais nous pourrions organiser la solidarité populaire et venir en aide aux gens dans les quartiers démunis. On a créé beaucoup d'ONG ; c'est bien. Il faut des ONG qui vont sur le même terrain que les organisations (financées par X ou Y au Maroc ou à l'extérieur) et qui, finalement, ont servi à créer une base sociale et électorale importante pour les islamistes. Deuxièmement, dans les universités, il y a une responsabilité de ceux qui n'ont pas été capables de maintenir l'UNEM à gauche, -et aussi de l'Etat, qui s'est efforcé d'éradiquer la gauche des Fac. par la répression ou la suppression de toutes les matières de réflexion dans l'enseignement. Mais les kamikazes d'aujourd'hui ne sont pas des universitaires… Et ceux du 11 Septembre ? Oui, mais il ne s'agit pas d'un phénomène de masse… C'est un phénomène qui se dégage d'une société ou d'un milieu donné. Franchement, c'est un phénomène qu'il faudrait analyser profondément, et même sur les plans psychologique et psychanalytique. Il y a du travail pour les spécialistes pour expliquer les composantes de cette déviance qui amène des jeunes gens à préférer la mort et le Paradis - alors que l'Islam et tous les monothéistes réprouvent le suicide - à la vie, en tant que création divine par excellence. L'explication par la misère et la marginalisation n'en est pas une. Les classes populaires luttent pour leurs revendications sans se suicider… Mais il y a chez les manipulateurs, la soif de pouvoir, et chez les manipulés des traits psychologiques à analyser ainsi que dans la tradition, la société, des mythes et attitudes à démystifier… tels que les concepts apocalyptiques ou millénaristes mis en exergue par des intégristes juifs ou musulmans et par des sectes (« Temple Solaire»). Comment évaluez-vous les positions des partis au Parlement ? J'aurais aimé que le discours du PJD fût prononcé par l'Istiqlal en tant que parti nationaliste de tradition religieuse. Le PJD a dit que c'est « Haram » (illicite). C'est lui qui a dénoncé le plus ces attentats. Il les a dénoncés sur base de textes et pensée musulmane. Sincérité ou « taqiya » ? (une manière de dissimuler les véritables pensées NDLR). Donc, ils peuvent le dire en le pensant ou sans le penser. Mais, quand on lit dans un journal de la même mouvance des prêches de Zemzami ou encore, un appel à la haine du Juif, on ne peut que se récrier. Car l'été dernier, qui donc défendait les gens de la Salafiya Jihadia ? Lors de la manifestation de protestation contre la guerre en Irak, les gens du PJD ne s'intéressaient par à l'Irak, mais «aux Juifs» et à leur extermination : «Allah Akbar cassifa, lil yahoud nacifa» (Dieu est la plus grande tempête pour exterminer les Juifs). Et il ne s'agissait pas là de «lutte anti-sioniste». Est-ce que ces attentats marquent un changement dans l'Histoire du Maroc ? Certainement, le lendemain du 16 mai, les Marocains se sont réveillés dans un pays qu'ils ne connaissaient pas. Ces terroristes sont des marocains. Est-ce un «autre Maroc» qui pointe ? Il ne faut pas l'admettre… Aujourd'hui, le rôle du Mouvement national dans son ensemble, de tous les partis sérieux et même de la droite sérieuse, c'est de préserver le caractère pluriel, tolérant et ouvert de notre pays. Or, il y a des forces qui essaient de substituer à cette société ouverte, tolérante et plurielle, une société fermée sur elle-même et qui aboutirait à des horreurs de ce genre. Il ne faut pas l'accepter. Le peuple marocain a dit «Non» le 25 mai. Il reste à poursuivre l'analyse, l'action et la réforme dans tous les domaines. Et en premier lieu, la lutte des idées, la lutte politique de proximité, et former la jeunesse, par l'école, aux idées d'ouverture, de progrès, et à la réflexion. Ce que l'école faisait jusqu'à la fin des années 1960, et qu'elle n'a plus fait depuis…