Quand, le 29 juin 1992, Mohamed Boudiaf tombe à Annaba sous les balles de son assassin, devant les caméras de télévision, c'est tout un idéal qui s'écroule. Les Kénitréens n'en reviennent pas quand ils apprennent par les radios et télévisions ce 14 janvier 1992, que Mohamed Boudiaf était devenu le nouveau président algérien, plus exactement Président du Haut Comité d'Etat (HCE), collège qui tient le pouvoir en Algérie. Mohamed Boudiaf, ils l'ont connu des années durant. Dirigeant une briqueterie familiale à quelques kilomètres de la ville, il avait ses habitudes. Il fréquentait le même café depuis des années, arborait toujours le même béret et conduisait prudemment sa modeste Renault 12, impeccablement entretenue. Le parfait industriel de moyenne envergure, sans histoire. Du moins pour le plus grand nombre de ceux qui le côtoyaient. Rares, en effet, étaient ceux qui savaient que Boudiaf, l'Algérien devenu quasi-marocain, n'était autre que Si Tayeb El Watani, de son nom de guerre. L'une des figures marquantes de l'histoire de la résistance algérienne. Né en juillet 1919 dans la wilaya de M'sila, il avait eu un parcours particulièrement mouvementé de résistant, politicien, opposant. Commis aux écritures au service des Contributions à Jijel en 1942, il adhère bientôt au P.P.A, puis devient membre important de l'organisation Spéciale (O.S). Quelques années plus tard, en 1950, il est jugé et condamné par contumace. Il rejoint la France en 1953 et devient membre du M.T.L.D, puis rentre bientôt en Algérie où il devient l'un des principaux organisateurs du Comité révolutionnaire pour l'unité et action ( CRUA), puis membre du groupe des 22 qui a déclenché la guerre de libération. Capturé en octobre 1956 par les français, il fait quelques années de prison avant de fonder en septembre 1962 le Parti de la révolution socialiste (P.R.S.). Une année plus tard, Mohamed Boudiaf est arrêté et exilé dans le sud Algérien où il reste détenu pendant trois mois avant de rejoindre le Maroc. Suit une période de transhumance en exil entre la France et le Maroc au cours de laquelle Mohamed Boudiaf s'active à renforcer son parti et à diffuser la revue « El Djarida ». Ceci dure jusqu'à la mort de Houari Boumediene en 1979. Mohamed Boudiaf dissout alors le P.R.S et se consacre à la gestion de sa briqueterie à Kénitra. Treize années plus tard, ce fameux 14 janvier 1992, Mohamed Boudiaf, alias Si Tayeb El Watani, est sollicité pour présider le Haut Comité d'Etat algérien, après la démission du Président Chadli Ben-Djedid. Pendant six mois, les Algériens, du moins la majorité d'entre eux, découvrent un homme venu du passé, sans pour autant en être usé. Un homme qui a su garder intact ce charisme que ses pairs avaient éculé au contact des affaires de l'Etat. Ceux qui le connaissent le constatent. Le long exil n'a en rien entamé la fougue de Mohamed Boudiaf, bientôt «Boudy » pour les algériens. L'homme est toujours aussi entier. Il affiche toujours la même intransigeance à l'égard des islamistes politiques, refusant tout dialogue avec le FIS de Abbassi Madani. Il est toujours aussi attaché à son rêve d'un Etat national fort et d'un Maghreb uni. Il déclare la guerre à la corruption promettant de jeter la lumière sur toutes les affaires de détournement de fonds quelles que soient les personnes impliquées. Il promet aussi de relancer le processus démocratique quelle qu'en soit l'issue. Il croit toujours dur comme fer que l'Algérie a besoin d'un projet de société que ne peuvent offrir ni le FLN, ni les courants islamistes. En moins de six mois, l'Algérie déchirée, meurtrie, retrouve l'espoir et l'amour du pays. Boudiaf, le revenant, a su les ressusciter du naufrage algérien. Quand le 29 juin 1992, Mohamed Boudiaf tombe à Annaba sous les balles de son assassin, devant les caméras de télévision, c'est tout un idéal qui s'écroule. Achevé, avancent ses proches et des centaines parmi ceux qui marchèrent dans son cortège funèbre, par la mafia politico-financière, véritable plaie de l'Algérie.