Le peintre André Elbaz est revenu la semaine dernière au Maroc pour enterrer son beau-frère. Cela fait presque 40 ans qu'il avait quitté le pays, sous la pression de peintres marocains qui ont voulu l'ostraciser. André Elbaz en est resté meurtri, même s'il fait tout pour ne pas le dire. ALM : Pourquoi avez-vous quitté le Maroc pour vous établir ailleurs ? André Elbaz : Je crois que c'est de l'histoire ancienne. Je n'ai pas trop envie de revenir là-dessus. Évidemment, à l'époque où ça s'est produit, c'était douloureux. Parce que je vois comme je suis heureux d'être ici… Remarquez, je ne suis pas malheureux ailleurs ! Mais comme je suis heureux de me retrouver ici ! Mes atomes retrouvent leur place dans les paysages, dans l'odeur de la terre, les couleurs, les gens, l'air, les arbres, tout. Je me sens chez moi, ici. Pourquoi êtes-vous parti alors ? Pourquoi suis-je parti ? C'est moi qui ai décidé de partir, on ne m'a pas dit “fous le camp“. À l'époque, en 1963 ou 64, j'avais été invité par Farid Belkahia à enseigner à l'Ecole des Beaux-Arts de Casablanca où il venait d'être nommé directeur. Nous avons travaillé ensemble de façon formidable. On avait créé un groupe pour organiser des expositions, des conférences. C'était un beau moment ! Un an après, d'autres peintres, plus jeunes, sont arrivés et ils ont voulu prendre ma place. Ça n'a pas été fait très élégamment. Et puis, il y a eu une attitude encore moins élégante à l'occasion de la réunion de l'Association des peintres marocains. J'avais pris part à cette réunion tout en y étant exclu. On m'avait exclu ! On m'a dit “on t'invitera à exposer avec nous“. Tout de même, je suis l'un des précurseurs ! Et j'avais mon mot à dire. Le rôle de figurant que l'on m'assignait ne me convenait pas. Qui sont ces jeunes qui se sont comportés de façon peu élégante? C'était l'époque et l'âge, et j'accepte de laisser à l'époque et à l'âge ce qui leur appartient. Ce que je peux dire, c'est qu'Ahmed Cherkaoui était présent à cette réunion. Il avait été si bien indigné par le comportement de ces personnes qu'il avait menacé de quitter le groupe si je n'y étais pas. Bon ! c'est un épiphénomène dans l'histoire. J'ai eu de l'amertume sur le coup. Cette amertume a peut-être opéré à long terme, dans la mesure où je n'ai pas ressenti l'envie de revenir. Il y a un terme que vous n'avez pas employé : antisémitisme. Certains peintres m'ont dit que c'est parce que vous êtes juif que l'on a essayé de vous ostraciser… Antisémitisme ! Mais nous sommes tous les deux sémites. Je refuge d'employer ce terme. Ils vous ont exclu par racisme alors… Probablement, ça l'était. Mais le problème n'est pas seulement relatif au racisme. Comment dire : tout autre est autre et pour tout autre, c'est beaucoup plus facile de faire autre l'autre. Surtout quand l'autre est marqué par une différence. Où que je sois, je suis l'autre. Où que je vais, je dénote. J'ai une gueule qui ne passe pas inaperçue (rire). Gardez-vous de la rancœur envers ces personnes ? Au lieu de leur en vouloir, je leur dois. Je leur dois beaucoup, parce qu'ils m'ont permis d'aller vers le monde extérieur, et je leur suis redevable de la place que j'occupe actuellement. À peine parti à Londres que mes oeuvres sur les machines à écrire ont connu du succès. Elles ont été achetées par Olivetti. Ensuite, je suis parti à Paris, puis au Canada. Mes œuvres sont exposées dans plusieurs musées. Est-ce qu'il y a un peu de Maroc dans votre art ? Il n'existe pas une partie en moi où il n'y a pas le Maroc. J'ai cette chance extraordinaire d'être né dans un pays où l'Occident s'était immiscé, sans ébranler les deux cultures qui m'ont baigné : la juive et la musulmane. Je suis ces trois cultures en même temps. Quant à déterminer la partie marocaine dans mon art, je ne pense pas que l'on pense. C'est vrai que nous pensons à certains moments, mais c'est tout aussi vrai qu'il se pense en nous. Je ne pense pas qu'il se pense en nous dans n'importe quelle langue. Et dans quelle langue il se pense en vous ? La corde qui relie mon arc est faite du Juif, du Musulman et du Chrétien. Je regarde une chose, elle passe par trois tamis. Cela dit, quand je peins, je suis moi, et je ne me positionne pas par rapport à la langue de ma peinture. Je ne suis pas le seul dans cette situation. Qu'est-ce qu'il y a de marocain dans la peinture de Fouad Bellamine, par exemple ? Mais si on met ses tableaux ou les miens à côté d'œuvres américaines, et qu'on regarde minutieusement, on y découvrirait une vertu mystérieuse qui a partie liée avec le Maroc. Et par rapport à l'identité de celui qui peint ? Je suis Marocain… Je suis Marocain… Je n'ai jamais cessé de l'être. J'ai même gardé le passeport. J'ai aussi un passeport français et un passeport canadien. Et quand je les sors, je revêts la nationalité de ces pays, mais je suis quand même marocain. À cet égard, je regrette qu'il y ait beaucoup d'expositions d'artistes marocains, sans que l'on fasse jamais appel à moi. Cela, je le regrette bien plus que toutes les histoires des associations. Parce que j'ai de la peinture à montrer. J'ai une personnalité. Ce que je fais est valable. Parce que je suis peintre marocain, tout autant qu'eux.