André Elbaz est un peintre marocain célèbre ailleurs, et très peu connu au Maroc. Il a quitté le pays sans cesser de poser un regard attentif sur ce qui s'y passe. Artiste inclassable, il est connu par l'invention d'un procédé unique au monde. Qui est ce Marocain, très peu connu chez lui ? Celui qui ne revient plus au Maroc que pour enterrer les siens, est très attaché à sa terre. L'avant-dernier dernier voyage d'André Elbaz au Maroc remonte à 1993. Il était venu pour enterrer sa mère. Il a encore une fois repris le chemin “du pays“, la semaine dernière, pour assister aux obsèques de son beau-frère. Les peintres marocains connaissent très bien cet artiste, représenté dans vingt musées internationaux. Les anciens ne l'ont pas oublié, et les jeunes prennent le chemin de son appartement à Paris comme pour la visite d'un marabout. André Elbaz est un artiste au creuset de nombreuses formes d'expressions. En tant que cinéaste, il a eu droit en 1990 à une rétrospective au Centre Georges Pompidou (Paris). En tant que peintre, il est connu. En tant qu'artiste contemporain, il est réputé. En tant qu'inventeur du pictodrame, il est célèbre. André Elbaz compte dans la genèse de la jeune histoire de la peinture marocaine. C'est l'un des pionniers de la peinture moderne au Maroc. Il est cité dans les rares documents qui tracent les embryons de cette aventure. Alors que Farid Belkahia et Ahmed Cherkaoui avaient entraîné la peinture contemporaine vers une abstraction où rien du monde extérieur n'est montré, serait-ce avec des détours, André Elbaz s'est maintenu dans une abstraction lyrique qui ne se ferme pas à la figuration. Alors que les autres avaient effectué une plongée dans les eaux opaques de l'abstraction, Elbaz a préféré regarder les profondeurs de l'océan tout en nageant à la surface de l'eau. Il a veillé à préparer une transition, qui n'est pas trop brutale, vers l'abstraction. Le nom d'André Elbaz disparaît brutalement de la presse marocaine à la fin des années soixante. L'intéressé n'avait pas cessé de travailler, mais avait quitté le Maroc pour des raisons, connues de nombreux peintres marocains. Il avait été exclu du mouvement pictural marocain, en raison de ses origines juives ! Son nom a rayonné dans de nombreux journaux et périodiques internationaux. André Elbaz est connu dans le monde des arts par un procédé qui tient à la fois des arts plastiques et de la thérapie. Des thèses de doctorat ont été consacrées au pictodrame. Sur une grande toile, des personnes dessinent des personnages grandeur nature. Une tierce personne se tient de l'autre côté de la toile, et l'ombre qu'elle projette favorise l'émergence d'images chez des sujets qui n'avaient jamais peint ou dessiné. Les vertus thérapeutiques de ce procédé ont fait leur preuve. André Elbaz se défend pourtant d'avoir quitté la corporation des artistes : “je suis peintre, je ne suis pas clinicien“. Si le pictodrame est très sérieux, son inventeur n'a pas perdu son sens de l'humour. André Elbaz n'a pas oublié la langue marocaine. Il s'exprime dans un marocain taquin, un brin désuet, mais qui sonne comme une musique pure. Il est né à El Jadida en 1934. Et quand il rencontre un natif de cette ville, il l'apostrophe avec un air de famille. “Vous devez connaître mon père, c'était le seul photographe de la ville !“ André Elbaz est un grand peintre. Qu'il ait été contraint de quitter le Maroc ou qu'il soit parti ailleurs pour élargir ses horizons, il n'a jamais renié ses origines, et encore moins coupé ses liens avec les artistes marocains. Sa situation d'artiste bafoué, il l'a exprimée dans une série de dessins où le protagoniste est souvent muselé ou bâillonné. Cela en dit long, plus que tout autre discours, sur la violence qui a été faite à cet artiste. Aujourd'hui, il faut lui reconnaître la place qu'il a occupée dans la naissance de l'art moderne au Maroc. Il faut le réconcilier avec son pays. Et la meilleure façon de le faire consisterait à l'inviter pour une rétrospective. C'est la moindre des politesses envers un artiste qui a tellement fait de chemin et dont nombre de ses compatriotes ignorent tout de la valeur de ses œuvres et de la place qu'il occupe au monde.